Un coup pour rien ? La récente campagne de boycott de la viande rouge aura-t-elle servi à quelque chose d’autre à part baisser légèrement les ventes, pas les prix ? Des questions qui méritent d’être posées. Pourtant, cette campagne intitulée « Balaha Lahma » (tant pis, pas de viande), initiée à la mi-juillet et pour une période d’un mois, d’abord à Sohag, en Haute-Egypte, a beaucoup fait parler d’elle, aussi bien dans les médias que sur les pages des réseaux sociaux. En effet, la campagne ne s’est pas limitée à la ville de Sohag et a traversé la quasi-totalité du pays. Pour cause, une hausse exorbitante des prix. Le prix du kilo de viande varie aujourd’hui entre 90 et 110 L.E. (boeuf), 130 et 165 L.E. (veau). Soit une augmentation de plus de 25 % par rapport au mois de juillet dernier.
Chaque classe sociale, selon ses moyens, sait comment trouver du plaisir en mangeant.
(Photo:Nour Keraidy)
Une hausse due, selon les experts, à celle des prix du fourrage et des services vétérinaires, de la vague de chaleur et de l’approche du grand Baïram, la saison de la viande par excellence. Mais nombreux sont ceux qui accusent les bouchers et les grossistes de gonfler artificiellement les prix, tandis que ceux-ci se défendent en donnant comme prétexte la rareté de la viande.
Un scénario répétitif. Cette campagne n’est ni la seule en son genre, ni la première. D’autres se tiennent simultanément : « Sois positif, sois solidaire des plus pauvres, agis contre l’avidité des bouchers » ou encore « Boycottez les bouchers jusqu’à la baisse des prix ». Des slogans tantôt directs, tantôt subtiles. Sur Facebook, des groupes se sont créés, et des actions ponctuelles ont été organisées. Des activistes ont distribué des tracts, des affiches et des autocollants. La journée du 22 août a même été déclarée journée sans viande rouge dans l’ensemble du pays.
Mais comme d’habitude, le boycott a été suivi de manière disparate. Et ses résultats ont été peu probants si l’on en juge par les effets initialement voulus par le boycott, à savoir la baisse des prix.
Pourquoi donc ce constat ? Sommes-nous incapables de suivre une campagne de boycott ou incapables de changer nos habitudes alimentaires ? Les deux à la fois, répond le sociologue Ahmad Yéhia. « La culture du boycott n’existe pas réellement chez les Egyptiens. Pour que le boycott fonctionne, il est nécessaire qu’il y ait une double action, d’un côté de la part des autorités, et de l’autre, de la part du peuple. De même, seule la classe moyenne se sent concernée. Pour les plus démunis, ne pas manger de viande va de soi, pour les plus riches, c’est une affaire qui ne les regarde pas », explique le sociologue. Aussi, ajoute-t-il, les Egyptiens considèrent-ils le boycott comme une action saisonnière. « Nombreux sont ceux qui détournent la situation. Ne pas acheter de viande le jour du boycott, mais en acheter la veille ou le lendemain pour que la viande fasse toujours partie du repas. Ou la remplacer par de la volaille par exemple. Ce n’est donc pas un boycott au sens propre du terme », estime le sociologue.
Maudites traditions !
(Photo:AP)
En effet, de tels mouvements ne peuvent porter leurs fruits sans un changement effectif dans les modes alimentaires. Une chose que la majorité des Egyptiens n’est pas près de faire. « Si ça ne tenait qu’à moi, je pourrais me passer de viande. Mais ni mon mari ni mes enfants me le permettent. J’ai essayé de boycotter en leur préparant du poulet ou autres volailles. Au bout d’une semaine, ils en avaient assez et ont réclamé des viandes rouges. Quand je me suis mariée, j’ai commencé à cuisiner en fonction des goûts de mon mari, et automatiquement, mes enfants ont acquis ces mêmes goûts », explique Rania, une jeune femme de 35 ans.
La viande a toujours été plus ou moins chère. Mais elle a aussi toujours été au centre de la gastronomie égyptienne. La viande, c’est le côté gourmet, exquis du repas. La récompense en quelque sorte. Comment alors s’en passer ?
C’est pour cela que confiants, les bouchers savent que le mouvement ne durera pas longtemps. « Laissez-les boycotter comme ils veulent, ils nous reviendront bientôt, le grand Baïram approche, et personne ne pourra se passer de viande, c’est la tradition ! ». Tradition est le mot-clé. Car les Egyptiens sont prêts à tout, sauf à se défaire des traditions, soient-elles millénaires.
Et, comme l’a dit Rania, les habitudes alimentaires se transmettent ainsi à travers les générations, sans changement notable. « Toutes nos fêtes, religieuses ou autres, sont liées à la nourriture, la konafa et autres pâtisseries orientales pour les soirées du Ramadan, le kahk pour le petit Baïram, la fatta pour le grand Baïram, le hareng fumé à Cham Al-Nassim, etc. », affirme ainsi la jeune femme. Quand on se retrouve entre famille ou entre amis, c’est toujours autour d’une table. « Quand on reçoit un invité, il faut se montrer hospitalier et lui offrir quelque chose à manger. Quand on sort, c’est pour manger, même au bureau, on mange », dit Mohamad, fonctionnaire. « Je ne prends jamais mon petit-déjeuner à la maison, avant de sortir, je suis trop pressé et je ne n’aime pas manger à la va-vite. Au bureau, c’est tout autre chose. On est entre collègues, on mange tout en discutant et en rigolant. Et ça a un autre goût », raconte Mohamad.
Un acte social
La viande a toujours été au centre de la gastronomie égyptienne.
(Photo:AP)
Manger devient alors un acte social. D’ailleurs, selon le sociologue, « les deux tiers du budget des ménages égyptiens sont destinés aux dépenses alimentaires ». Et chaque classe sociale, selon ses moyens, sait comment trouver du plaisir en mangeant. Les uns autour d’une table copieuse et raffinée, les autres devant un vendeur de foul et de falafel dans la rue.
« Quand je suis au régime, je deviens très frustrée, non seulement à cause de l’idée même de restriction, mais aussi parce que je n’arrive plus à sortir avec mes amis ni même à rendre des visites. En sortie, je me sens exclue, différente du groupe devant mon plat de salade, alors que tous ingurgitent des mets délicieux. Et dans une visite familiale, je dois subir le harcèlement de mes hôtes qui considèrent que c’est une honte que je sois chez eux et que je n’avale rien », dit ainsi Talia, jeune étudiante de vingt ans.
Les mères sont habituées à gaver leurs enfants plutôt qu›à leur donner à manger.
(Photo:Nour Keraidy)
Sans compter d’autres traditions et coutumes propres aux Egyptiens, mais aussi aux Arabes en général. Pendant longtemps, l’embonpoint de la femme était un signe de beauté. On préférait alors les femmes plutôt rondes que sveltes. Alors que pour l’homme, il était signe de richesse. Auparavant, l’embonpoint signifiait même la bonne santé ! Aimer quelqu’un allait de pair avec le nourrir. Et les proverbes qui citent la bouffe ne manquent pas : « Le chemin le plus court pour atteindre le coeur d’un homme est son estomac ». Un dicton célèbre que les épouses ne manquent pas d’appliquer. De même, l’hospitalité va de pair avec l’abondance de la nourriture. « Si j’invite 5 personnes à dîner, je fais à manger pour 10. Il faut que tout le monde mange à sa faim et qu’il en reste beaucoup. La table doit être bien garnie, variée et présentable : différents plats principaux, plusieurs entrées et salades, au moins deux ou trois types de viande, etc. Je ne peux pas faire autrement. J’ai vu ma mère faire comme ça et, pour moi, ça va de soi, même si, de nos jours, ça devient très cher de faire une invitation. En plus, après, je suis morte de fatigue », raconte Mona, une femme au foyer de 45 ans. « Toutes ces traditions, on a du mal à s’en débarrasser, encore moins à les remettre en cause. Tout comme notre façon de nourrir nos enfants. Et maintenant, je fais un effort monstre pour pousser mes filles à faire attention à leur ligne », ajoute-t-elle.
En effet, dès leur plus jeune âge, les enfants sont souvent nourris avec excès, et les mères tendent à les gaver plutôt qu’à leur donner à manger. Combien de fois n’a-t-on pas vu une maman courir derrière son enfant, une cuillère à la main, puis la lui enfoncer dans la bouche ! Comme si ne pas donner à son enfant à manger en grande quantité faisait d’elle une mauvaise mère, voire une mère indigne. De même, dès leur plus jeune âge, les enfants sont récompensés par un chocolat, un bonbon ou une confiserie. Ce genre de comportement crée inconsciemment un rapport très particulier avec l’acte de manger. Il y a ainsi une sorte de lien affectif avec la nourriture. Un plaisir qui, avec le temps, se transforme en dépendance.
Car au-delà de ces traditions d’opulence, il y a tout simplement l’amour de la bonne chère. « Les Egyptiens aiment manger. Tout simplement. C’est l’un des plaisirs de la vie qu’ils apprécient le plus. Les loisirs, les voyages, les activités culturelles sont propres aux sociétés riches. Les sociétés pauvres, elles, s’accrochent davantage aux plaisirs sensoriels, comme la bonne chère et le plaisir de la chair », estime Dr Ahmad.
En effet, sexe et nourriture ont toujours été liés dans la culture égyptienne. Le cinéma abonde en images qui transmettent cette représentation. Des images d’un homme assis autour d’une table bien garnie et, à ses côtés, une jolie femme en petite tenue, qui le distrait ou qui danse devant lui. Ou encore celles d’un ventru Shahrayar entouré de ses belles concubines, tandis que Schéhérazade lui raconte ses célèbres contes. Décidément, depuis les Mille et Une Nuits, les choses n’ont pas beaucoup changé.
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