Plus matinale que de coutume, Rana prend son courage à deux mains et se dirige tôt vers le Mogammaa. En tenue confortable et surtout peu attirante, Rana s’est préparée physiquement et psychologiquement à l’épreuve. Elle sait d’ores et déjà que le Mogammaa n’est pas une partie de plaisir. Cette fois, la jeune femme a besoin de retirer un certificat de déplacement pour pouvoir par la suite obtenir un visa Schengen. Il est 9h. Elle se présente au guichet du rez-de-chaussée du Mogammaa, tous les papiers nécessaires à la main. On lui demande alors de sortir hors du Mogammaa, un guichet sur le trottoir qui donne sur le même bureau, pour y récupérer son récépissé. Rana obtempère sans trop comprendre pourquoi. De l’autre côté, une cohue est rassemblée devant le guichet en question. A force d’attendre, les discussions commencent, les rires et les commentaires sur l’épreuve du Mogammaa fusent de toutes parts. Pendant un moment, les fonctionnaires ont quasiment disparu. Et pour cause : ils prennent leur petit-déjeuner. 45 mn plus tard, l’une d’eux tend sa main à travers les barreaux du guichet et donne un paquet de récépissés à l’un des citoyens. Surpris, le citoyen en question la regarde sans trop comprendre. « Fais-moi entendre ta belle voix et appelle chacun, dit-elle, je ne peux pas crier d’ici, aidez-moi un peu ! ».
Rana récupère enfin son récépissé. Rendez-vous 15 jours plus tard pour avoir son papier. Et Rebelote. Mais cette fois, la mission s’avère plus difficile et la jeune femme se trouve obligée de rester plus de trois heures avant de partir avec son certificat. Trois heures durant lesquelles elle a été le témoin de scènes insolites pour elle, ordinaires pour les fonctionnaires du Mogammaa.
Par gentillesse, le fonctionnaire l’a invitée à attendre à l’intérieur du bureau, au lieu de se mêler à la foule. Rana entre, mais ne trouve pas de chaise. Elle s’assoie sur une table censée servir de bureau. Trois employés croulent sous des centaines de dossiers. Un simple ventilateur bruyant pour combattre la chaleur suffocante de cet été. De l’intérieur de la pièce, la vue est différente. Le fonctionnaire au guichet est presque toujours debout. De l’autre côté du guichet, une foule de citoyens indisciplinés se bouscule, ils crient, s’engueulent, se disputent entre eux et avec le fonctionnaire. Certains menacent même d’en venir aux mains. Exaspéré, ce dernier finit par hausser la voix et menace de tout arrêter. La foule se calme, le ton change et les gens commencent à se montrer plus gentils avec le fonctionnaire. L’atmosphère se détend quelque peu, avant de s’enflammer une fois de plus, et ainsi de suite. « C’est comme ça que passent nos journées », ironise le fonctionnaire, s’adressant à Rana. Tout compte fait, se dit la jeune femme, le Mogammaa, c’est un cauchemar aussi bien pour les citoyens que pour ceux qui y travaillent.
Des chiffres pléthoriques
Le Mogammaa, c’est un immense complexe de bureaux et d’organismes, implanté place Tahrir au centre du Caire. 14 étages et 28 000 m2 de paperasse. Au sein de cet Etat dans l’Etat, plusieurs milliers d’employés, répartis dans quelque 1 360 bureaux qui accueillent globalement 100 000 visiteurs par jour. « Ce complexe, dit l’un des hauts responsables des lieux, a été construit pour 4 000 employés seulement, alors qu’il y en a actuellement 20 000 ». Le Mogammaa fait l’unanimité sur au moins deux points : la laideur de son architecture et l’horreur de son mode d’emploi, synonyme de lenteur, de patience. Le symbole même de la bureaucratie.
Construit au début des années 1950, c’est aussi l’emblème de la centralisation dans sa forme la plus extrême. Pour l’obtention d’un papier officiel, pour un coup de tampon, pour une démarche administrative, c’est un passage obligé. Véritable caserne, le complexe de Tahrir, construit sur le modèle soviétique, comprend des bureaux de 50 organismes gouvernementaux et ministères comme l’Intérieur, les Affaires sociales et les Affaires étrangères.
Centralisation et bureaucratie. Deux concepts propres à l’Etat égyptien. Deux caractéristiques qui font du Mogammaa un enfer pour les citoyens mais aussi, on l’oublie souvent, pour ses fonctionnaires. « Les citoyens s’imaginent être toujours des victimes, ils ne savent rien de ce qu’on vit ici au quotidien », dit ainsi Hoda Aboul-Magd, qui travaille au département des services aux citoyens dépendant du ministère des Affaires sociales depuis 28 ans. « On travaille dans des conditions très dures. D’abord, on est très mal équipé, les bureaux sont exigus, on n’a ni téléphone ni ordinateur. Parfois, on n’a même pas de papier. Vous voyez cette fenêtre, elle est cassée depuis plus d’un an. Et ce ventilateur, c’est l’un des collègues qui nous en a fait cadeau », s’insurge Hoda. Pourtant, pour elle, ce ne sont pas là les problèmes les plus importants. « Tout ça, on s’y est habitué. Mais les vrais problèmes qui nous dérangent vraiment concernent le travail même. Nous sommes nous-mêmes des victimes de la bureaucratie. Par exemple, ça fait presque un an qu’on a demandé un ordinateur, et on ne l’a toujours pas ». Comble de l’ironie, Hoda et l’une de ses collègues sont chargées d’étudier les plaintes que les citoyens envoient sur le portail électronique du ministère mis en place en novembre dernier ! Du coup, elles ont recours au système D. « J’ai acheté à crédit un nouveau portable plus perfectionné pour avoir accès à Internet et j’ai téléchargé l’application du portail. Mais bien sûr, on n’a pas de connexion Wi-Fi ici, alors je travaille à la maison. Utiliser la 3G me reviendrait trop cher ».
Préjugés
Autre problème dont souffrent les fonctionnaires, les idées reçues que la majorité des Egyptiens se font d’eux. Dans le cinéma, à la télévision, c’est toujours la même image caricaturale que l’on donne : celle des fonctionnaires qui passent leurs journées à papoter, boire du thé ou du café, voire disparaître de leurs bureaux pendant des heures sous prétexte de faire la prière ou encore tricoter ou éplucher des légumes. Certes, on y trouve une part de vérité. Mais l’envers du décor, on ne le voit pas souvent. « Nous aussi, on est sans cesse stressé. Ce que les gens oublient, c’est qu’on a les mêmes problèmes qu’eux : salaires misérables, problèmes de transport, etc. Ici, on est matériellement très désavantagé par rapport aux employés du ministère. On gagne trois fois rien. Le meilleur salaire que l’on puisse espérer au Mogammaa juste avant la retraite est de 2 500 à 3 000 L.E. », se plaint Manal Mohamad, fonctionnaire.
En effet, l’ensemble des fonctionnaires interrogés du département des affaires sociales se sentent frustrés à cause de l’injustice qu’ils subissent. « Notre travail se fait directement avec le ministère. Mais sur les plans financier et administratif, on dépend du gouvernorat. Ce qui fait qu’on a beaucoup moins d’avantages que les fonctionnaires du ministère, notamment au sujet des salaires et des primes », explique Hoda. « On pensait que la nouvelle loi de la fonction publique allait nous rendre justice. Apparemment, c’est le contraire », dit-elle.
D’autres insistent plus sur les problèmes plus concrets. « On travaille dans un endroit vétuste. Ici, par exemple, dans cette pièce de 2,5x4 m, 12 fonctionnaires s’entassent. Deux chaises pour un seul bureau. C’est inhumain », raconte Abou-Bakr Hassan, du département de la sécurité sociale. En effet, le Mogammaa souffre d’un sureffectif de fonctionnaires. En traversant les différents étages et couloirs de l’immense édifice, il est tout à fait normal de voir des bureaux surchargés, mais où rien n’est fait. Nombreux sont ceux qui ont devant eux une pile de dossiers, mais qui ne travaillent pas pour autant.
Exiguïté et surcharge
Malgré ses 28 000 m2, tout est entassé, aussi bien les fonctionnaires que les documents. Des tonnes de paperasses débordent des placards, les feuilles jaunies, poussiéreuses qui semblent venir d’un autre temps. Des dossiers empilés sur les bureaux, les chaises, même dans les couloirs. C’est à se demander comment les fonctionnaires s’y retrouvent. Pourtant, le manque de moyens leur a appris à se débrouiller, à s’adapter à leur environnement. Les uns apportent leur propre matériel, stylos, feuilles, etc. Les autres une bouilloire, un thermos ou encore un ventilateur. Car ici, la canicule se fait sentir plus qu’ailleurs. « Une bouteille d’eau fraîche, c’est un luxe pour nous ! », ironise Abou-Bakr. Mais sous l’air chaud projeté par le ventilateur, les documents volent. Alors, chacun apporte avec lui un caillou ou une pierre ramassés dans la rue pour les poser sur les documents.
Mais le pire de tout, pour ces employés du Mogammaa, c’est l’incompréhension du public. « Les gens ne se rendent pas compte que, tout comme eux, nous sommes liés par des lois et des règlements. La bureaucratie n’est pas notre responsabilité. Nous, on applique les règles, c’est tout. Ce n’est pas notre faute si pour une quelconque affaire, le citoyen doit présenter un tas de papiers, de timbres ou de tampons », explique Ihsane Abdellatif, directrice du département des services aux citoyens. Et d’ajouter : « Dès qu’on demande à un citoyen de se présenter avec les papiers nécessaires, il nous accuse de lui mettre les bâtons dans les roues ».
Traiter avec le public est en effet la bête noire des fonctionnaires du Mogammaa. « Les gens nous insultent, haussent le ton, parfois ils en viennent aux mains. Et, depuis la révolution, ils sont devenus encore plus violents. Mais bon, on fait avec. On finit par s’y habituer et même apprendre à gérer la colère et le stress du public, ça fait un peu partie de notre travail », affirme Mohamad Hassan.
Tout compte fait, les fonctionnaires du Mogammaa sont à l’image de leur édifice : surannés. Mais ils sont aussi des citoyens comme les autres, victimes de tout un système désuet et corrompu .
Lien court: