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L’enfance happée des briqueteries

Manar Attiya, Dimanche, 05 juillet 2015

Près de 7 000 enfants font tourner les 500 briqueteries de la ville de Arab Abou-Saïd à Hélouan, au sud du Caire. Ils ont entre 6 et 18 ans, obligés de trimer pour soutenir leur famille. Au point, quelques fois, de perdre la vie.

L’enfance happée des briqueteries
(Photo: Mohamad Abdou)

On le surnomme « l’enfant de brique ». Karim, 12 ans, fait partie de ces milliers d’enfants qui travaillent dans les briqueteries et que l’on appelle aussi des « demi-hommes ». Ils portent cette appellation car ils gagnent la moitié du salaire des adultes, soit 10 L.E. par jour, alors qu’ils font le même travail. Mais aussi parce qu’ils n’ont plus ces visages candides d’enfants.

Les corps chétifs, les traits tirés et les mains rugueuses, ils sont obligés d’exercer cette activité difficile pour aider leurs familles. Karim travaille 16 heures par jour et n’a qu’un jour de repos par semaine. Sa journée commence dès l’aube et se termine tard le soir. Sa tâche est de faire cuire les briques. Le four est installé en plein air, et donc, qu’il fasse chaud ou froid, qu’il vente ou qu’il pleuve, Karim est exposé à tous les climats. Il n’est protégé ni contre la canicule, ni contre les tempêtes de sable, alors que la température du four peut atteindre 1 050 degrés. Mais Karim n’a pas le choix. La pauvreté, l’inexpérience dans le domaine du travail et l’endettement de ses parents l’ont piégé dans ce travail laborieux, dangereux pour son âge, et surtout mal rémunéré.

L’enfance happée des briqueteries
500 briqueteries sont en activité dans la ville Arab Abou-Saïd. (Photo: Mohamad Abdou)

Karim se souvient de ses débuts dans cette petite usine, car dans les briqueteries, le métier se perpétue de père en fils. « C’était le 1er juin 2011, un samedi. J’avais 9 ans. Ce jour-là, mon père m’a dit : viens on va charger un camion. Les premiers jours, j’ai transporté 25 briques, puis 50. Au fil des mois, je suis arrivé à charger 3 000 briques sur un camion. Je gagnais 5 L.E. par jour. J’avais des cloques sur les mains et mon dos me faisait mal », raconte Karim, en transportant sur son dos, une « asfoura », mot qui fait partie du jargon utilisé dans les briqueteries et qui signifie panier de bois, en forme de L, ouvert par le haut, que l’on enfile comme un sac à dos et qui sert à transporter de 18 à 25 briques. Karim est obligé de marcher tout doucement vers le camion pour éviter de trébucher. Et si par malheur, il tombe et casse des briques, le chef de chantier, le frappe ou le bombarde d’injures.

Ici, dans la ville Arab Abou-Saïd, située à Hélouan dans la banlieue sud du Caire, 500 briqueteries sont en activité. La capacité de production de chacune d’elles est estimée entre 450 000 et 700 000 tonnes de briques par semaine, et leur superficie varie entre 25 000 et 70 000 m2, selon Mossaad Al-Chazli, directeur de l’Association de construction de Guiza. Cette ville est réputée depuis longtemps pour sa production de briques rouges.

Dans cette zone industrielle, on peut reconnaître les briqueteries de loin par leurs longues cheminées qui se dressent vers le ciel. Lorsqu’on franchit la grande porte de fer forgé qui conduit à la briqueterie, on réalise que c’est une ville dans la ville, tellement l’espace est important. Sur un immense terrain se dressent différentes machines : broyeuses, malaxeuses, extrudeuses, ainsi que des fours, de grands camions et des bulldozers. 400 ouvriers travaillent dans cette briqueterie dont la moitié sont des enfants. Le bruit est assourdissant. Am Ibrahim Fouad, responsable de l’usine, est chargé de surveiller toutes les étapes de la fabrication. Il lui arrive parfois de donner un coup de main à quelques enfants.

Broyage et malaxage

L’enfance happée des briqueteries
Les enfants travaillent dans des conditions précaires. (Photo: Mohamad Abdou)

Hassan, 12 ans, est chargé d’amener l’argile, la matière première nécessaire à la fabrication des briques, alors que d’autres enfants sont chargés d’extraire l’argile dans deux carrières, Guerza et Dahchour, situées à une quinzaine de kilomètres des pyramides de Saqqara. Hassan transporte l’argile (des roches sédimentaires formées à partir de la décomposition de roches anciennes) sur un chariot pour la stocker dans un dépôt. La quantité suffit pour une production d’une semaine. Abdel-Hamid s’occupe du broyage. Il verse l’argile à l’état brut dans des trémies pour la moudre, une ou deux fois dans le broyeur, ensuite il ajoute du sable, tout en l’humidifiant pour obtenir une pâte. Puis, ce mélange passe au malaxage pour rendre la pâte plus homogène et lui conférer la plasticité nécessaire au moulage. Moneim, 10 ans, est chargé de l’aider.

Il verse de l’eau au fur et à mesure pour rendre la pâte plus malléable. Zeinhom, 16 ans, est devant l’extrudeuse, il jette de grosses boules d’argile qui ressortent sous forme de longs madriers. A la sortie de la machine, ces madriers sont lissés et nivelés avec de l’eau, puis , c’est au tour de Mohamad, d’intervenir pour les découper à la transversale avec un instrument constitué de fils à couper les briques. Puis, arrive l’avant-dernière étape qui est le séchage : « Une phase importante mais surtout délicate », explique le jeune homme. Il s’agit de charger les briques crues sur un wagonnet à roulettes pour les faire sécher au soleil. Avant de les poser par terre, Ahmad étale de la poudre de briques pour qu’elles ne collent pas au sol. « Le séchage prend 6 jours l’été et 42 jours l’hiver », dit Ahmad. Quant à Karim, il est chargé de transporter les briques séchées au four pour leur cuisson.

La cuisson est donc la phase finale. Une étape extrêmement importante et qui doit se dérouler graduellement. C’est-à-dire que chaque fournée est soumise à un échauffement régulièrement croissant jusqu’à la température de cuisson (comprise entre 850 et 1 200 degrés, selon l’espèce utilisée). Et la fournée de briques doit aussi se refroidir progressivement.

Dommages irréparables

L’enfance happée des briqueteries
Qu’il fasse chaud ou froid, cela n’empêche pas l’enfant de travailler. (Photo: Mohamad Abdou)

Dans les briqueteries, les enfants travaillent dès l’âge de 7 ans dans des conditions très précaires, sans eau potable, sans toilettes, sans casques pour les protéger des accidents. Ils ne bénéficient pas d’assurance-maladie, alors que dans ce genre d’usine, les enfants sont exposés à des accidents de travail dont les dommages sont souvent irréparables. « Nombreux sont les enfants qui sont atteints d’infections respiratoires graves, car le carbone qui se dégage des cheminées est nocif. D’autres sont atteints du cancer des poumons ou ont des problèmes de dos. Et si un enfant se brûle ou se fait mal au travail, son maître n’hésite pas à le sommer de continuer ... Tout cela pour qu’en fin de journée, cet enfant reçoive quelques sous », explique Khaled Gharib, secrétaire général du syndicat des Travailleurs dans les briqueteries. Inauguré en 2014, ce syndicat compte 487 membres et a pour objectif de défendre les droits des ouvriers des briqueteries.

En cas d’accident, l’hôpital le plus proche se trouve à 8 km de Arab Abou-Saïd. « Je me souviens de mon ami qui a été grièvement brûlé aux jambes. Sans l’intervention d’un client de l’usine, on l’aurait laissé mourir, comme ce fut le cas pour d’autres. Incapable de marcher, il a été conduit à l’hôpital par ce même client, qui lui a en quelque sorte sauvé la vie », raconte Yassine, 15 ans, obligé de travailler, car sa mère souffre d’une maladie cardiaque.

Dans les briqueteries, les ouvriers ne disposent d’aucun service de santé. « On compte 100 cas d’enfants atteints de cancer, 300 souffrent de crises d’asthme, 78 personnes ont des problèmes de reins, et ce, sans compter les accidents de travail : amputation de pieds ou de bras en manipulant les différentes machines », confie tristement Réda Sallam, responsable du syndicat des Travailleurs dans les briqueteries.

Quand l’enfant est tout nouveau dans le métier et n’a donc aucune expérience, le chef de chantier lui offre 2 ou 3 verres de thé par jour, non par compassion ou gentillesse. Car dans ce verre, il va lui glisser un cachet de Tramadol pour l’aider à supporter ce dur labeur. « Ce verre me donne de l’énergie et même de la force pour continuer mon travail et je peux rester 16 heures à travailler comme un robot », dit Chaaban, 18 ans qui travaille depuis 6 ans dans cette briqueterie. Il est venu de Charqiya pour travailler dans cette usine après le divorce de ses parents.

Gagner sa vie, aider sa mère
Des milliers de villageois, aussi bien des enfants que des adultes, sont venus travailler dans les briqueteries de Arab Abou-Saïd. Natifs de Charqiya, Ménoufiya, Daqahliya, Mansoura et surtout de Haute-Egypte, de Béni-Souef ou de Sohag. Ils ont quitté leur village natal pour gagner leur vie et subvenir aux besoins de leur famille. Hani, 15 ans, natif de Sohag, a décidé de venir dans la capitale pour gagner sa vie et aider sa mère. Il a dû quitter l’école après la mort de son père. Etant l’aîné, il a six frères et soeurs à sa charge. « J’aurais aimé poursuivre mes études. Je vais tout faire pour rentrer dans mon village et passer les examens de fin d’année », confie Hani.

Sans éducation, sans formation ni compétences professionnelles, cette petite main-d’oeuvre est mal préparée pour travailler dans des conditions aussi dures. Hag Gharib Sallam est le chef de 12 enfants dans une usine. Il explique : « Si les parents envoient leurs enfants travailler dans des briqueteries, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins. C’est la faim qui pousse ces jeunes à vouloir exercer n’importe quel travail, même si ce n’est pas de leur âge. C’est facile de les pousser et de dire par la suite que c’est interdit de les faire travailler. Les enfants viennent me demander du travail. Si je refuse, que feront-ils ? Ils vont aller mendier ou voler. Alors, il est préférable de les avoir ici », argumente Hag Gharib, 75 ans, dont le grand-père est resté plus de 60 ans dans le métier. « Moi, à l’âge de 10 ans, j’allais d’une briqueterie à l’autre pour gagner quelques sous. J’ai vécu la même situation, j’ai connu la faim. Alors pourquoi refuser de les initier à ce métier ? », ajoute-t-il. Dans sa jeunesse, Gharib a observé ses aînés, il les a vu travailler dur, de jour comme de nuit, ils passaient leur temps à malaxer l’argile. A force de les regarder faire, il a fini par s’initier à ce métier. Il se rappelle qu’autrefois le métier était encore plus dur puisqu’il n’y avait pas de machines. « Nous devions mélanger l’argile et le sable à l’aide d’une pelle, tout en ajoutant de l’eau. Ensuite, il fallait malaxer ce mélange avec les pieds jusqu’à obtenir une pâte lisse et homogène », explique Gharib.

Ainsi, il n’est pas nouveau de voir des enfants travailler dans les briqueteries, tandis que propriétaires et employeurs de ces usines ne déclarent jamais recruter des enfants, et ce pour éviter de payer plus de charges. Pour l’administration, ces travailleurs n’existent pas, ce qui a pour conséquence de les priver de toute protection et d’assurance sociale. L’absence du rôle de l’Etat les a conduits à être pris au piège dans des métiers qui dépassent leur âge.

Sanction sévère
D’après l’article 65 de la loi 126/2008, il est interdit de faire travailler des enfants de moins de 18 ans dans les usines ou d’exercer des travaux dangereux et ce conformément à la convention 182 de l’Organisation internationale du travail. L’article 291 de la loi pénale stipule que la sanction est sévère pour les propriétaires d’usines qui peuvent être condamnés à 5 ans de prison et à verser une amende allant de 50 000 à 250 000 L.E. en cas de violation de la loi. « L’Etat a aussi le droit de fermer l’usine, c’est ce qui a été appliqué avant la révolution du 25 janvier 2011 », précise Hani Hilal, président de l’Association des droits de l’enfant.

Pour tenter de défendre les droits de ces enfants, les représentants du syndicat se sont adressés au ministère des Affaires sociales, les informant de la nécessité de fournir une assurance médicale à ces enfants. « Les lois ne sont pas appliquées, car les inspecteurs reçoivent des pots-de-vin des propriétaires d’usines (environ 50 L.E.) pour ne pas enregistrer les contraventions ou dresser des procès contre eux. Les propriétaires d’usines refusent de verser une assurance de 20 L.E. par mois pour chaque ouvrier », relate Khaled Gharib.

En attendant que l’Etat se penche sur le cas de ces enfants, obligés malgré eux d’exercer ce dur labeur, ils continueront à travailler avec le risque de perdre la vie .

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