Ils redressent le dos, respirent à plein poumon, prennent quelques secondes pour se concentrer, s’échangent des regards de défi, puis courent d’une seule traite et sautent dans l’eau, encouragés par les cris lancés par leurs amis. Ces derniers, les yeux fixés sur l’objectif visé par les plongeurs, commencent à compter à voix haute. Le premier, qui n’a pas réussi à retenir son souffle, est accueilli par des sifflements taquins. Puis, les uns après les autres, les petits plongeurs émergent de l’eau et le vainqueur en dernier.
C’est le jeu préféré des jeunes, l’été, au bord de leur « piscine ». Et ce sont eux qui l’ont surnommée ainsi, alors qu’en réalité, il s’agit de la source de Aïn Al-Sira, située dans l’ancien quartier cairote qui porte le même nom. Sortie de terre suite au séisme qui a frappé Le Caire en 1926, cette source ne fournit plus d’eau potable à cause des eaux de drainage qui s’y déversent, cependant, les enfants qui habitent aux alentours des cimetières ou du bidonville de Khaïrallah s’en servent comme piscine. Malgré les eaux polluées et les accidents de noyade, il reste le lieu de prédilection des enfants et des adultes, surtout pendant les fêtes et les jours fériés. Pour les pauvres gens, qui n’ont rien d’autre pour se divertir, ce bassin, d’une superficie de 30 feddans, est l’endroit idéal pour se « rafraîchir » lorsqu’il fait chaud et peu importe les dangers.
« Pour plonger ici, il faut savoir nager, car l’eau est très profonde », lance Samir, 18 ans, sur un ton d’expert. Il n’hésite pas de temps en temps d’apprendre aux enfants, qui n’ont pas d’expérience, comment piquer un plongeon ou nager sans courir de risques. Samir est un habitué du lieu. Eté comme hiver, il aime nager. Chauffeur de toc-toc, il gare son véhicule, se déshabille, mais garde son slip qui lui sert de maillot et se jette dans l’eau pour se baigner. Au bout d’un moment, il remonte, attend que sa culotte de bain sèche, enfile ses habits et reprend son travail. Dès qu’il fait chaud, on voit beaucoup d’enfants s’amuser dans l’eau de cette source sans avoir à payer le moindre sou. Car, la plupart d’entre eux n’ont jamais mis les pieds dans une piscine et ne voient la mer qu’à travers les publicités. « Je ne suis jamais sorti hors du Caire et je n’ai jamais vu la mer.
Mes parents travaillent dur pour nourrir toute la famille et donc il ne m’est jamais venu à l’esprit d’aller à la mer », dit Réfaï, 13 ans. Le visage de ce dernier est plein de cicatrices, des coups qu’il a reçus en se cognant sur des rochers lorsqu’il se jette dans l’eau. « Il y en a plein qui garnissent les bordures de ce bassin, et pour les éviter, il faut savoir comment s’élancer pour plonger plus loin », une astuce que Réfaï ne parvient pas à appliquer à cause de sa constitution physique, il est chétif et n’a pas assez de force pour le faire. Mais peu importe les coups et les contusions, pense Réfaï, qui n’a même pas peur des noyades, l’important pour lui, c’est de passer quelques moments agréables en compagnie de ses copains. Et ce n’est pas tout, il travaille sur la charrette de son père qui transporte toutes sortes de marchandises. Quand il se rend compte que son âne est fatigué, il lui fait prendre un bain avec lui, mais en faisant très attention à lui, car son père pourrait le tuer si l’âne se noie.
Des alternatives pour les pauvres
Beaucoup d'enfants n'ont vu la mer qu'à la télévision.
(Photo:Mohamad Hassanein)
Dans le quartier populaire de Doweiqa, on peut entendre de loin les cris d’allégresse qui ne semblent pas cadrer avec l’endroit. Des enfants font la queue autour de la piscine d’Oum Mahmoud, attendant leur tour pour plonger. Il s’agit d’une piscine gonflable installée dans la rue, cernée par de grosses pierres pour la maintenir en équilibre et reliée à un robinet par un tuyau. La piscine porte le nom d’Oum Mahmoud qui l’a achetée pour faire plaisir à ses enfants, et en même temps, gagner un peu d’argent. Chaque enfant paye une livre et passe une heure à barboter dans sa piscine qui fonctionne de 13h jusqu’au coucher du soleil. « Au moins, j’ai réussi à dessiner des sourires sur les visages de ces enfants qui n’ont jamais passé de vacances au bord de la mer. Ils passent leur temps à travailler pour aider leurs parents », explique Oum Mahmoud. Depuis que cette femme a lancé son projet, elle est devenue une célébrité dans son quartier. Parents et enfants lui vouent un grand respect, car elle a su offrir une alternative aux enfants de ce quartier pauvre. Le soir, elle vide sa piscine, la plie et la range chez elle et la remplit de nouveau le lendemain.
La chaleur pousse les enfants à créer de nouvelles astuces pour se refroidir.
(Photo:Moustapha Emeira)
Que l’on habite ou pas à Doweiqa, cela n’empêche pas les enfants de trouver un moyen pour barboter dans l’eau. Sous la chaleur torride, il suffit d’une nappe pour qu’ils s’en donnent à coeur joie. Au quartier huppé de Mohandessine, les enfants de vendeurs, de concierges et certains passants savent que le jet d’eau de la rue Gaméat Al-Dowal peut leur servir de piscine. Situé dans une place stratégique de la capitale, cerné par des panneaux publicitaires sur les nouveaux villages sur la Côte-Nord, ce jet d’eau, quand il fonctionne, attire les enfants en grand nombre. Ces derniers crient, se jettent dans l’eau avec leurs vêtements et rient à gorge déployée. Et même lorsque les responsables de la municipalité ferment les robinets pour les chasser (leur présence dérange les habitants du quartier), ils reviennent pour s’amuser dans une eau verdâtre qui atteint à peine leurs genoux. Un groupe s’en va, un autre le remplace et ainsi de suite, comme si ces enfants voulaient tirer la langue à tous ceux qui veulent les priver de leur jet d’eau sans penser à leur offrir d’autres alternatives. « J’attends l’été avec impatience pour venir ici. C’est le seul endroit où je peux m’amuser et rencontrer des enfants comme moi. Je passe ma journée à faire les courses pour les habitants de l’immeuble et je passe mes après-midi à m’amuser dans l’eau », dit Abdel-Rahmane, 10 ans, fils d’un concierge. Pour Ramy, même âge, qui passe ses nuits sous un pont, ce jet d’eau n’est pas seulement une piscine pour lui, mais aussi un endroit pour se débarbouiller.
« La tentation de nager est plus forte »
La pollution de l'eau n'a pas empêché les enfants d'y plonger.
(Photo:Moustapha Emeira)
Si ça ne tenait qu’à eux, les enfants feraient de chaque bassin leur piscine. C’est le cas du lac du jardin public de Madinet Nasr. Ce jardin n’est pas seulement destiné aux habitants du quartier, car certains viennent de loin pour y passer la journée. Et peu importe que ce lac soit sale, dégage une mauvaise odeur ou soit rempli de détritus. On peut voir des enfants se préparer à faire un plongeon comme des champions dans une piscine olympique. « On passe un petit quart d’heure à ramasser les ordures qui émergent de l’eau puis on commence nos cours de natation », dit Ahmad en sautant. Il disparaît sous l’eau quelques secondes avant de sortir la tête et les mains remplies de sacs en plastique qu’il a récupérés au fond du lac. Avec ses amis, ils se donnent rendez-vous pour initier les plus jeunes à la natation. « C’est gratuit, et c’est l’occasion de se retrouver entre copains et passer un moment agréable. Lorsqu’on vient ici avec nos parents durant les fêtes, on leur montre nos prouesses en matière de natation, surtout que les jours fériés, l’eau est bien plus propre. Les responsables du jardin prennent soin de le nettoyer avant les fêtes », lance Ahmad, 14 ans. Ce dernier n’habite pas à Madinet Nasr, mais vient exprès de Choubra, un quartier éloigné, mais pour lui, cela vaut la peine de faire ce long trajet.
Les amateurs de la natation gratuite hors de la capitale n’ont rien à envier aux Cairotes qui ont une diversité des coins d’eau, car les habitants des autres gouvernorats ont souvent la chance d’avoir une rivière à proximité. En fait, beaucoup de gouvernorats sont traversés par de petits bras du Nil. Des endroits de prédilection des habitants où les femmes se donnent rendez-vous pour papoter, laver le linge ou la vaisselle pendant que leurs enfants barbotent dans l’eau. Y Nager est extrêmement dangereux, car, non seulement on peut se noyer mais aussi attraper la bilharziose. Mais, cela ne va guère empêcher un enfant qui a chaud et qui voit l’eau qui brille devant lui, de ne pas y sauter. « L’été dernier, j’ai perdu un ami très cher, il a plongé et n’est plus remonté. On n’a même pas trouvé son corps. Et ça nous arrive de trouver des parents qui viennent chercher leurs enfants, mais la tentation de nager est plus forte, surtout quand il fait très chaud », dit Salem, 16 ans, qui habite dans le gouvernorat d’Assiout. « J’adore l’eau et je rêve de me retrouver dans une vraie piscine comme celles que je vois sur Internet, toute propre et accessible à tout le monde dans mon village », ajoute Salem, exprimant son espoir et celui des autres jeunes de son village.
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