Il est 13h. Hawamdiya, une ville agricole située à environ 30 kilomètres au sud du Caire, connaît une effervescence inhabituelle. Le temps d’un week-end, cette localité est devenue le centre d’attraction des adeptes du Street Workout. Des pancartes sont suspendues annonçant un grand événement sportif dont l’écho retentit un peu partout. Des groupes de jeunes sportifs, dont l’âge varie entre 16 et 23 ans, sont en train de faire des exercices d’échauffement en accomplissant de petites figures d’acrobatie. Trois barres de tractions, deux barres parallèles et une échelle, tels sont les équipements utilisés par ces jeunes qui n’ont pas besoin d’équipements développés pour s’entraîner. En fait, ils sont venus travailler leurs muscles et s’exercer à coups de pompes et de tractions, afin de participer au premier championnat de Street Workout.
Le Street Workout demande force et équilibre.
(Photo : Mohamed Adel)
Mais qu’est-ce que le Street Workout ? « C’est de la musculation de rue qui se fait avec le poids du corps. Un sport à mi-chemin entre la musculation et l’acrobatie aérienne, mélangeant figures de style, souplesse et équilibre », explique Omar Al-Gabali, 19 ans, entraîneur de ce nouveau sport et organisateur du championnat qui arbore des biceps bien arrondis et un torse imposant sous son t-shirt. « Omar est le plus fort du groupe », s’exclame Akram Hamad, 20 ans. Les deux font partie des membres fondateurs de Bar Pharaohz, leur équipe depuis 2014. Omar et Akram enchaînent les figures étonnantes sur des barres parallèles. Il s’agit de se lancer au-dessus d’une barre placée à deux mètres de hauteur, plusieurs fois de suite, et de se tenir en équilibre à la perpendiculaire. Le challenge s’annonce relevé, compte tenu du nombre de participants venus des quatre coins d’Egypte, notamment de Minya, Qéna et Port-Saïd.
Pompes, abdominaux, planches, tractions, « dips » (bras tendus au-dessus de la barre), le jargon est compliqué, l’exécution des figures également. Les mouvements de base du Street Workout sont censés permettre un développement harmonieux du corps. Le principe : faire de la musculation là où on veut et quand on veut. Car ce sport ne nécessite aucun matériel, pas besoin donc ni de salle de gym, ni d’abonnement, le mobilier urbain suffit. Pour ces jeunes, les ruelles et les parcs se transforment en terrain de jeu où ils se font des abdos très fermes. Pour s’entraîner, les adeptes utilisent ce qu’ils trouvent dans la rue. Avec une simple barre, il est possible déjà de faire de nombreux exercices, mais d’autres supports sont aussi utilisés, comme les bancs, les poteaux, les panneaux, les murs et autres « accessoires » du décor urbain … Tout est bon pour pratiquer le Street Workout, et l’imagination fait le reste.
Les origines de ce sport peu connu viendraient des Etats-Unis et de l’ex-Union soviétique, lorsque les détenus dans les prisons américaines et les habitants des ghettos se musclaient de façon très impressionnante à partir des quelques éléments qui se trouvaient à leur disposition. On retrouve également la pratique du Street Workout chez les jeunes qui habitent dans des quartiers défavorisés de certaines villes d’Europe de l’Est (en Ukraine ou encore en République de Lettonie), qui ne disposent pas de salles de sport.
Mais c’est l’Américain Hannibal for King qui a permis à cette discipline de se faire connaître grâce à une vidéo publiée sur Internet montrant l’un de ses entraînements, et qui a fait le tour du monde en 2008.
Des équipes, comme les Bar-Barians, les Barstarzz, Calisthenics Kingz et les Barmasters Xtreme ont vu le jour aux Etats-Unis. En 2011, la création de la Fédération internationale de Street Workout (wswcf.org) en Lettonie souligne une volonté d’institutionnalisation. Par la suite, d’autres pays ont organisé leur propre championnat.
Al-Prince, 62 ans, est venu du Minya pour braver un défi.
(Photo : Mohamed Adel)
« Cette liberté me séduit »
« J’ai trouvé ma vraie passion dans ce sport inhabituel qui prône le dépassement de soi. Aucun entraînement ne se ressemble. De plus, c’est cette grande liberté qui me séduit, puisqu’il n’y a pas de contrainte d’horaire, ni de lieu, je suis à l’air libre, c’est gratuit et je n’ai besoin de rien », lance Al-Gabali, étudiant à la faculté de polytechnique. Avant de pratiquer le Street Workout, il faisait de la natation : « L’ambiance m’a dégoûté et l’abonnement coûtait cher … J’avais besoin d’adrénaline et de gestes moins répétitifs », dit-il. Il découvre à l’été 2013 le Street Workout, et commence à s’exercer en solo en apprenant les figures les plus simples. Aujourd’hui, Al-Gabali, dont les performances impressionnent, peut se targuer d’être non seulement champion d’Egypte, mais aussi représentant de son pays en Coupe du monde du Street Workout à Dubaï. « Rien n’est joué d’avance », explique l’étudiant qui fait pourtant figure de favori. Al-Gabali a découvert ce sport un peu par hasard en regardant quelques vidéos sur Internet. Depuis, il a trouvé un endroit où s’entraîner. Le choix du lieu a été rapide et facile, étant donné que ses parents, assez compréhensifs, l’ont autorisé à utiliser un terrain qui leur appartient. Jonché d’un tas d’immondices, ce terrain, situé à Hawamdiya, est cerné d’immeubles. La saleté et les odeurs nauséabondes ne l’ont guère découragé. Déterminé et possédant une volonté de fer, il a nettoyé ce terrain en une semaine, afin de pouvoir commencer ses entraînements. Il y a planté deux barres parallèles, installé des anneaux, des dips et ramené une corde à sauter.
Al-Gabali a décidé de bien étudier les mouvements et d’essayer de les répéter plusieurs fois. « Le rythme et la répétition sont essentiels. J’ai fait des vidéos et je les ai diffusées sur Youtube. A certaines séances d’entraînement, on travaille sur le style et les figures, dans d’autres, on fait du renforcement musculaire pur et dur, l’idée c’est de se renouveler », souligne-t-il, tout en ajoutant qu’il a pris contact avec des fans en Europe pour avoir plus d’informations et d’expériences. Par la suite, il a créé la première équipe, Bar Pharaohz (les pharaons de la barre parallèle), et à travers son groupe sur Facebook, il a tenté d’attirer le maximum de jeunes dans son équipe. Un appel fructueux, puisqu’il a réussi à séduire une trentaine de jeunes qui voulaient se lancer dans l’aventure, canaliser leurs énergies et dépasser leur sentiment de peur. Des jeunes qui ne pratiquaient aucun sport avant de s’inscrire au Street Workout. « J’ai récemment découvert le Street Workout par le biais de mon ami Al-Gabali qui m’en a parlé et m’a entraîné. Je trouve ce sport intéressant, car le Street Workout consiste à travailler ses muscles de manière à les utiliser dans un événement sportif ou un combat », explique Akram Hamad avec fierté. Il y a aussi Mahmoud Ezzat, 20 ans, originaire de Port-Saïd et qui consacre aujourd’hui le plus clair de son temps à ce sport exceptionnel. Il a appris différentes figures et mouvements de déplacements : « human flag », « push-ups », « back lever ». Très enthousiasmé par ce sport extraordinaire comme il le considère, il confie avoir plus de confiance en lui-même. « Le Street Workout permet à la personne qui le pratique de développer certaines compétences telles que l’agilité, la résistance, la maîtrise, et surtout la confiance en soi. Je fais cela pour la performance avant tout, mais quand cela va de pair avec une bonne forme physique, je ne vais pas vous mentir … cela fait plaisir ! Et c’est aussi un nouveau style de vie », dit-il. Selon lui, la discipline se réinvente tous les jours, sur la page Facebook et par vidéos interposées que les membres de son équipe s’échangent. « On travaille chacun de son côté, mais aussi ensemble. Chacun avance à son rythme, mais on n’hésite pas à se soutenir, se lancer des défis », précise Ezzat.
Le « muscle-up » est formé de deux mouvements, une traction suivie d’une poussée sur les bras. La transition, c’est le plus délicat
(Photo : Mohamed Adel)
L’ambiance est conviviale
Aujourd’hui, ils sont une trentaine de membres avec des niveaux différents à se retrouver à Hawamdiya pour pratiquer le Street Workout et participer au championnat de la République. La tension monte. Le public, en majorité des jeunes, attend avec impatience la compétition qui va commencer dans quelques minutes. Les membres arborent le t-shirt de leur équipe. L’ambiance est conviviale, des cris d’acclamations envahissent l’endroit. Les concurrents sont présents. Certains participants sont torse nu, exposant ainsi aux spectateurs leurs biceps saillants, abdos finement ciselés et tatouages. « Al-Gabali est appelé à la barre », crie le speaker sur fond de musique hip-hop. Voilà qu’Al-Gabali et son copain Akram se mettent à exécuter la figure du « drapeau », qui consiste à tenir son corps à la perpendiculaire d’une barre en hauteur. A ce moment, les applaudissements et les sifflets se font entendre.
Le goût du défi est un élément de motivation déterminant pour ces concurrents. Sans inhibition, ils se succèdent à la barre, virevoltent, se lancent dans des figures extravagantes et rivalisent d’inventivité. Le plus âgé s’appelle Abdel-Mohaymen Al-Prince, 62 ans. Il vient du gouvernorat de Minya. Il enchaîne des figures ingénieuses acrobatiques sous le regard admiratif des autres participants. « Je suis venu braver un défi. C’est un mélange d’initiation pour les plus jeunes et de défi pour les plus âgés. Il n’y a pas d’âge prérequis, tout est question de motivation. Je voulais prouver qu’à 60 ans, on est capable de relever des défis et je reviendrai l’année prochaine en espérant voir d’autres personnes de mon âge », lance Al-Prince, qui s’est fait des bleus, suite au contact permanent avec la barre. « Pour moi, ces ecchymoses sont des médailles dont je me vante », ajoute-t-il.
Ce terrain de jeu attire le regard des passants. Ils s’arrêtent, se demandent ce qui se passe et se mettent à regarder ces jeunes qui enchaînent des exercices de musculation et d’acrobatie. Que d’émotions … mais quel plaisir. Cet événement a plongé la ville de Hawamdiya dans une ambiance de bonheur et d’orgueil. Et pourquoi pas, puisque ses habitants sont fiers de voir leurs fils pratiquer ce sport au lieu de passer leur temps à la terrasse d’un café ou de consommer de la drogue. Enfin, les visages commencent à rayonner en voyant apparaître le vainqueur. La voix qui fuse à travers le micro lance des mots encourageants : « Vive le champion ». La compétition déchaîne des youyous. C’est Omar Al-Gabali qui a remporté le premier prix dans ce championnat. Un moment qu’il attendait impatiemment.
Al-Gabali a remporté le premier prix du championnat.
(Photo : Mohamed Adel)
Encore peu connu en Egypte mais en plein essor dans le monde, le Street Workout est à la recherche d’une reconnaissance. Même si un premier championnat a été organisé à la ville de Hawamdiya, il n’existe aucun encadrement de la part du ministère de la Jeunesse et du Sport pour cette discipline. « Il est temps d’y penser, d’avoir des sponsors et d’organiser des compétitions comme c’est le cas dans les pays européens, tels que la France et les Etats-Unis », conclut Al-Gabali, pour qui ce sport inhabituel et plein de créativité est devenu un style de vie quotidien et auquel il a décidé de se consacrer en l’initiant aux autres. Une chose est sûre, le Street Workout a encore de beaux jours devant lui .