En deux conférences au Caire, ayant pour thème Le Capital au XXIe siècle — Une perspective moyen-orientale —, l’économiste de renommée, Thomas Piketty, a présenté les thèses centrales de son ouvrage Le Capital au XXIe siècle (édition du Seuil, 2013), avec au centre des débats la question très débattue à l’échelle mondiale des inégalités économiques, notamment au Moyen-Orient.
« Considérer les inégalités au niveau national n’est pas suffisant, parce qu’avec l’essor des technologies de l’information et de la communication, les gens se mesurent et se comparent par rapport à leurs voisins dans la même région, sinon plus loin », note l’économiste au début de son intervention.
« Le peu que nous savons permet de dire que l’inégalité au niveau du Moyen-Orient, par exemple le revenu par habitant en Egypte par rapport à celui dans un pays pétrolier du Golfe, est beaucoup plus importante que celle qui sévit dans toute autre région, du fait de la concentration des ressources pétrolières dans des territoires à faibles populations ». Ainsi, la part des 10 % les plus riches dans le revenu total au niveau de la région est de 60 %. Un chiffre qui dépasse l’Europe (35 %), les Etats-Unis (45-50 %) et qui ne se rapproche que du Brésil et de l’Afrique du Sud (55-60 %), bien que le Moyen-Orient ne partage pas l’héritage de l’apartheid ou de l’esclavage qui a affecté ces deux pays. Autre exemple illustratif, les investissements dans l’éducation en Egypte sont 100 fois inférieurs aux revenus pétroliers du Qatar et des Emirats, deux pays dont la population combinée représente 1,2 % de celle de l’Egypte.
« Jusque-là, l’Egypte n’a pas réussi à assurer les fonds nécessaires pour investir dans sa jeunesse. La communauté internationale et les pays riches de la région ont aussi une responsabilité vis-à-vis de ce pays qui compte une importante population », fait-il remarquer.
Piketty admet que le Moyen-Orient n’est pas suffisamment présent dans son ouvrage, une lacune qu’il attribue en partie à la rareté des données accessibles. « En Egypte, des efforts restent à faire pour plus de transparence au niveau des impôts sur le revenu », remarque-t-il.
« Les informations que nous souhaitons obtenir sont très simples, il s’agit du nombre des contribuables par tranches de revenus, année après année. Nous n’avons pas besoin de noms ». C’est que, selon lui, la première démarche sur le chemin de la lutte contre les inégalités commence par la transparence. « Ceci est très important, d’abord parce que de telles données nous permettraient de réévaluer nos informations sur l’inégalité en Egypte, et d’observer ensuite l’évolution au fil des ans pour savoir qui a bénéficié de la croissance économique, et enfin, et c’est le plus important, d’utiliser ces données pour faire pression sur le gouvernement, à travers la population et les médias, en vue de l’amélioration du fonctionnement du système d’impôts ».
Or, en interdisant l’accès à ces données, les gouvernements cherchent, selon lui, à dissimuler à la fois les inégalités et le dysfonctionnement de leur système d’impôts. « Il faut donc les forcer à déceler ces informations ».
« Créativité des élites »

L'audience s'adresse au célèbre économiste français.
(Photo: Ayman Hafez)
Thomas Piketty a pourtant réservé ses flèches les plus acerbes à l’Occident pour son attitude « hypocrite » à l’égard des pays de la région. « Les pays développés donnent des leçons qu’ils contredisent ensuite par leurs actes. Ils font tout pour maintenir les inégalités dans les pays du Moyen-Orient, et au lieu d’y investir, ils s’intéressent plutôt à leur argent ». Il n’y a donc aucun pays en mesure de donner des leçons.
Ce que nous pouvons faire c’est confronter le discours des élites aux faits : la qualité et l’accès aux services publics, à l’éducation, etc. « Les élites offrent des justifications très créatives à l’inégalité. Or, les données prouvent la fausseté de leurs discours sur la méritocratie et l’égalité des chances. Aux Etats-Unis par exemple, les chiffres montrent que l’accès à l’enseignement supérieur est intimement lié au revenu de la famille ». Aussi l’échec de l’Occident à trouver des solutions démocratiques à l’inégalité aiderait-il à la montée des nationalistes et de l’extrême droite. « Parce qu’il est toujours plus facile de blâmer les immigrants, les Arabes en Europe ou les Mexicains aux Etats-Unis, étant donné que l’histoire des inégalités n’est pas uniquement économique, elle est aussi politique, culturelle, sociale, elle implique souvent des systèmes de croyance et des identités nationales ».
Leçons de l’histoire

Piketty signe à l'audience la copie arabe de « Capital ».
(Photo: Ayman Hafez)
Si chaque pays a sa propre histoire avec l’inégalité, nous avons donc beaucoup à apprendre de nos diverses expériences. Pour Piketty, à considérer l’Europe et dans une moindre mesure les Etats-Unis, on constatera que les inégalités ont été réduites durant la première moitié du XXe siècle, non grâce à des forces naturelles d’autocorrection, mais suite à des réformes sociales et fiscales, et aussi au prix de guerres et de troubles politiques. « Les élites du Moyen-Orient doivent se montrer plus intelligentes et ne pas attendre de telles catastrophes pour accepter plus de transparence, des impôts progressifs sur les revenus et des taxes progressives sur les propriétés foncières et l’héritage. C’est une leçon d’histoire pour tout pays ». L’investissement dans un système inclusif d’éducation est tout aussi crucial, tout comme l’intégration régionale. « A un moment donné, les pays pétroliers devront partager leurs richesses. Parce que là aussi, les unions politiques et la modification des frontières s’étaient achevées au prix de guerres et de violences. Les pays du Moyen-Orient peuvent faire mieux », conclut-il sur une note d’optimisme.
L’inégalité en Egypte en chiffres
En 2000, les 10 % les plus riches détenaient 61 % des richesses nationales. En 2007, leur part s’est élevée à 65,3 % et à 73,3 % en 2014, d’après le rapport « Global Wealth report » du Crédit Suisse. Ainsi, l’écart des inégalités des richesses n’a cessé de se creuser depuis le début du troisième millénaire.
Après la révolution de 2011, les timides tentatives d’augmenter les impôts progressifs n’ont pas abouti à cause de l’opposition des groupes d’intérêts. Les impôts sur le revenu sont passés à 30 % pour les tranches les plus riches avant de retomber à 22 % en 2015.
Le gouvernement est en passe de remplacer la taxe sur les ventes par la taxe sur la valeur ajoutée arguant que celle-ci ne représenterait pas de charges supplémentaires sur les citoyens à revenus limités du fait de leur faible consommation. Sauf que ces derniers dépensent la plus grande part de leur salaire pour acheter des produits de consommation.
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