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Campagne de l'ombre : une opération à l'échelle mondiale cible le Qatar

AFP , Lundi, 08 juillet 2024

Des travailleurs étrangers au Qatar
Des travailleurs étrangers au Qatar. Photo : AFP

Campagne de l'ombre : une opération à l'échelle mondiale cible le Qatar

Des sites web douteux appelant au boycott du Qatar, un panneau d'affichage sur la célèbre place new-yorkaise de Times Square ciblant ses dirigeants, des centaines de publicités Facebook jugées calomnieuses émanant d'un réseau avec des ramifications vietnamiennes : une opération d'influence à l'échelle mondiale cherche à discréditer l'État du Golfe, médiateur dans la guerre entre Israël et le Hamas.

Cette opération trouble, qui a débuté fin 2023 et s'étend à de nombreux pays, est la plus importante jamais menée contre le petit émirat selon des chercheurs en désinformation, après bientôt neuf mois de guerre toujours intense entre l'Etat hébreu et le groupe militant palestinien.

Parmi ces campagnes, qui convoquent souvent des thèmes islamophobes et anti-immigration, figurent une publicité anti-Qatar diffusée aux Etats-Unis lors d'une réunion de militants et élus conservateurs à laquelle participait Donald Trump, ainsi qu'une pétition en ligne sur le site Change.org attribuée à une personne et une organisation fictives.

Les campagnes en ligne et hors ligne - qui selon les experts, partagent des points communs en terme de distribution, parrainage publicitaire et hébergement web - illustrent la facilité avec laquelle la réputation d'une personne, voire d'un pays entier, peut être entachée à l'ère de la désinformation, sans inquiéter le véritable responsable.

A la recherche de similitudes entre les différentes offensives, les chercheurs et l'AFP ont découvert toute une galerie de personnages, allant d'un pirate informatique vietnamien à une éducatrice influente, en passant par un chef religieux chrétien aux États-Unis, tous a priori enclins à brouiller les pistes menant au cerveau de l'opération.

"Radioactive"

Ces campagnes semblent avoir vocation à renforcer les sentiments de défiance envers le Qatar - qui n'est pas étranger à la guerre de l'information - à travers les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Union européenne, en cette année d'élections aux enjeux considérables.

Le dessein apparent est de rendre "radioactive toute relation institutionnelle avec le Qatar", a déclaré à l'AFP Sohan Dsouza, chercheur basé à Londres et anciennement au MIT Media Lab.

"L'objectif est de rendre le conflit actuel au Moyen-Orient encore plus difficile à gérer en faisant pression sur le Qatar", médiateur entre Israël et le Hamas, a-t-il ajouté.

Parmi les nouveaux sites web qui ont attaqué l'émirat ces derniers mois, "Shame on Qatar" (Honte au Qatar), disponible en anglais, en français et en espagnol, l'accuse de financer des terroristes et appelle au boycott d'institutions sous son contrôle, tels que le grand magasin londonien Harrods, le club de football du Paris Saint-Germain et l'hôtel New-York Plaza.

Le site est apparu dans une publicité lors de la très médiatisée Conservative Political Action Conference (CPAC) en février, où M. Trump a pris la parole. La publicité appelait à des sanctions contre le Qatar, qu'elle accusait d'être une menace pour la sécurité et un commanditaire du terrorisme.

La CPAC a refusé d'indiquer à l'AFP qui avait placé l'annonce.

Un autre site web anti-Qatar, "It's in your hands" (C'est entre vos mains), critique la mère de l'émir du Qatar, Cheikha Moza, pour avoir échoué à faire libérer les otages israéliens à Gaza, bien qu'elle ne joue aucun rôle officiel dans les efforts de médiation de l'émirat.

Le logo du site est également apparu, en février, dans une publicité ciblant la mère de l'émir, diffusée sur Times Square, à New York.

 

Le panneau d'affichage sur lequel figurait cette publicité appartient au géant américain de la publicité Outfront Media, selon les analyses en sources ouvertes faites par Sohan Dsouza et Marc Owen-Jones, chercheur en désinformation basé à Doha.

Outfront Media n'a pas donné suite aux questions de l'AFP concernant l'identité du sponsor de la publicité.

Fausse pétition

Le site "It's in your hands" renvoie également à une pétition sur Change.org, visant la mère de l'émir. La pétition est lancée par un certain "John Anderson", présenté comme le président d'une organisation appelée "Citizens of Humans (sic) Lives".

Selon les chercheurs, l'homme et l'organisation à l'origine de la pétition, signée par des milliers de personnes, ont été inventés de toutes pièces.

Au début de l'année, l'éducatrice américaine Katrina Lantos Swett a tweeté une photo d'elle tenant une affiche d'une campagne similaire, à l'encontre de la mère de l'émir du Qatar, lors d'un sommet sur la liberté religieuse à Washington, à côté de la fausse pétition de Change.org.

Une porte-parole de Mme Lantos Swett a affirmé à l'AFP qu'un leader évangélique américain, Johnnie Moore, homme d'affaires et défenseur d'Israël, avait demandé à l'éducatrice de faire la promotion de l'affiche.

"Nous ne savons pas qui a organisé cette campagne, et Katrina n'y est affiliée en aucune manière", a-t-elle ajouté.

M. Moore, qui se décrit sur LinkedIn comme un "artisan de la paix" connu pour son travail "en particulier au Moyen-Orient", pourrait peut-être fournir quelques indices sur la source de la campagne.

Il avait d'abord accepté la demande d'interview de l'AFP via LinkedIn mais a cessé de répondre, une fois confronté à l'affirmation de Mme Swett et interrogé sur son association apparente avec la campagne.

Sans précédent

Rivalités, conflits et visions divergentes : les pays du Moyen-Orient, dont le Qatar, sont bien au fait de la guerre de l'information et des campagnes de propagande conçues pour prendre l'avantage sur leurs ennemis présumés.

Le Qatar, qui accueille la direction politique du Hamas depuis 2012 avec la bénédiction des États-Unis, s'est efforcé de se défendre face aux critiques mondiales concernant ses négociations en coulisses pour une éventuelle trêve à Gaza et la libération des otages israéliens.

Toutefois, l'ampleur des campagnes multinationales auxquelles il est confronté est sans précédent, selon les chercheurs.

Ces derniers ont relevé que dans le cadre d'une opération massive sur Facebook, propriété de Meta, des dizaines de pages ont été utilisées pour héberger plus de 900 publicités anti-Qatar, dont beaucoup appelaient à l'isolement politique de l'émirat, l'accusant d'alimenter l'immigration musulmane vers l'Europe et de promouvoir le terrorisme.

La campagne était également active sur X, TikTok et YouTube, ainsi que sur Wikimedia.

Face à cette situation, Meta a réagi et indiqué que ces actions coordonnées avaient leur origine au Vietnam.

"Nous avons trouvé et supprimé ce réseau, il y a près de deux mois", a dit à l'AFP, Margarita Franklin, la directrice des affaires publiques de Meta, en ajoutant que les conclusions de l'entreprise seraient publiées dans son rapport trimestriel sur les menaces en août.

"Nous avons également bloqué les liens vers les sites web et les comptes internet de cette campagne afin qu'ils ne soient pas partagés sur notre plateforme".

"Proxy"

Mais, signe que la campagne ne faiblit pas, les publicités touchaient encore au moins 41 millions de personnes, selon Marc-Owen Jones et Sohan Dsouza, qui citent des données provenant de la bibliothèque de publicités de Facebook.

Les publicités en plusieurs langues, dont l'anglais, le français et l'arabe, ont coûté jusqu'à 270.000 dollars, selon une estimation prudente des chercheurs.

Le Vietnam est un marché noir connu pour l'échange de comptes Facebook piratés en vue de la diffusion de publicités, mais pour les chercheurs il n'est pas la source de l'opération anti-Qatar.

"Il s'agit simplement d'un proxy" - un intermédiaire - a précisé M. Jones à l'AFP.

À l'aide des données de la bibliothèque de publicités de Facebook, les chercheurs ont remonté la piste de certaines pages jusqu'à LT Media, une douteuse société de marketing vietnamienne.

Contacté par l'AFP, un représentant de LT Media qui s'est identifié comme M. Le Van Tinh, a nié avoir eu une quelconque connaissance de la campagne, affirmant avoir vendu les pages à des clients inconnus via la messagerie Telegram.

Il a également affirmé avoir été piraté et avoir perdu l'accès à son "Business Manager" Facebook, un tableau de bord centralisé permettant de gérer plusieurs pages et comptes, bien qu'il ait publié des tutoriels sur YouTube sur la manière de contourner ces restrictions.

"Je ne veux pas avoir d'ennuis", a-t-il écrit dans un message WhatsApp. "Je suis (juste) un intermédiaire".

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