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Chronique d’une déshumanisation

Heba Zaghloul , Vendredi, 24 novembre 2023

La couverture médiatique occidentale du conflit israélo-palestinien manifeste une partialité en faveur d’Israël depuis des décennies. Avec, au coeur de cette version des faits, une déshumanisation des Palestiniens de plus en plus flagrante.

Chronique d’une déshumanisation

Depuis le début du conflit israélo-palestinien, il y a 75 ans, les gouvernements israéliens successifs adoptent une politique commune : une déshumanisation systématique du peuple palestinien. Cette déshumanisation pourrait être définie comme le processus ou l’acte de priver un individu de sa qualité humaine, de le considérer comme un objet ou un sous-humain. Cette politique est illustrée autant par le rasage de Gaza, sans aucun égard aux pertes humaines, que par le discours haineux qui qualifie les Palestiniens d’« animaux humains » qu’il faut impérativement « éradiquer ». « Une rhétorique manifestement génocidaire et déshumanisante » a récemment dénoncé une vingtaine de rapporteurs des Nations-Unies.

Bien ancrée dans la politique israélienne, cette déshumanisation ne surprend plus le monde arabe. En revanche, c’est le parti pris des médias occidentaux, visiblement peu changés en dépit des horreurs perpétrées à Gaza, qui semble contribuer dans la perpétuation de cette déshumanisation. Selon Rasha Abdullah, professeure de journalisme et de communication de masse à l’Université américaine du Caire, « ce sujet est problématique. Il y a une partialité dans la terminologie présente dans les principales plateformes médiatiques occidentales. Lorsqu’il s’agit de victimes israéliennes, elles sont toujours tuées alors que les palestiniennes sont mortes. Mais comment sont-elles mortes ? Ce type de terminologie est utilisé depuis des décennies sans que les médias occidentaux aient des comptes à rendre ».

Autre illustration de cette déshumanisation, les images de bétons et de destructions qui dominent lorsqu’il s’agit de montrer des photos de victimes palestiniennes, alors que la douleur des Israéliens est toujours mise en valeur, explique Basma Abdel-Aziz, psychiatre, écrivaine et activiste des droits de l’homme. Les Palestiniens, eux, sont sans visage et sans nom. Plus encore, ils sont des « dommages collatéraux », autrement dit, des victimes inévitables pour une « légitime défense israélienne ». Car dans la couverture médiatique occidentale, qui reprend la version israélienne, tout aurait commencé le 7 octobre dernier avec l’attaque du Hamas contre Israël. Contexte historique en moins, la population palestinienne est donc réduite au Hamas, dénuée de son histoire, comme si les 75 ans d’oppression israélienne à son encontre n’avaient jamais eu lieu.

Une diabolisation au service de l’oppression

Cette déshumanisation devient alors un instrument de l’oppression. « En prison, les tortionnaires désignent les détenus par des nombres et non pas par leurs noms, comme des objets et non pas comme des êtres humains. Une fois que cette déshumanisation prend place, les tortures peuvent se poursuivre, car les victimes ne sont plus humaines », souligne Abdel-Aziz. Toute déshumanisation nécessite donc la diabolisation de l’autre et enlève toute empathie et compassion envers la victime. Et elle n’est pas sans conséquence. Le mois dernier aux Etats-Unis, un garçon de 6 ans, Wadea Al Fayoume, Palestinien-Américain, a été tué par 26 coups de poignard par son voisin américain. Or, la manière par laquelle certains médias ont relayé ce crime de haine illustre la déshumanisation dont sont victimes les Palestiniens et dont les enfants ne sont pas épargnés. A titre d’exemple, le New York Times publie un poste sur le meurtre de Wadea sur Instagram, mais sans photo du petit garçon, bien que la photo de ce dernier le jour de son anniversaire ait été relayée par des médias et réseaux sociaux. En revanche, le post suivant de ce média consacre non pas une photo, mais toute une vidéo avec les visages en gros plan « des rescapés israéliens du massacre de kibboutz ». Le New York Times a donc fait un choix, délibéré ou pas : les victimes israéliennes ont un visage, mais le petit garçon palestinien n’en a pas.

Une contre-narration

Mais pour la professeure de journalisme Rasha Abdullah, « c’est à nous de présenter le visage du garçon, à nous de raconter son histoire et de créer la narration ». Autrement dit, il y a un rôle à jouer par le monde arabe. Elle explique que le côté israélien est expert en gestion médiatique. « Ils sont implantés dans le monde occidental et bénéficient d’un très bon réseau avec les principales plateformes médiatiques, ils savent bien comment gérer les politiciens et comme vous savez, le monde politique et le monde médiatique sont étroitement intriqués, surtout par rapport à ceux qui les financent », ajoute-t-elle. « Quand ils (les Israéliens) ont besoin que quelqu’un parle aux médias (occidentaux), ils ont des milliers de personnes prêtes. Ils savent précisément demander quoi à qui ». En revanche, poursuit-elle, il y a un manque d’effort dans le monde arabe pour présenter notre point de vue. « Quand on est amené à parler, il s’agit d’un effort personnel qui puisse réussir ou pas. Il y a un problème dans notre formulation des faits, car nos réactions ne sont pas toujours calculées. Nous sommes souvent soit trop émotionnels ou trop en colère. Dans ce cas, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que notre douleur soit comprise. Le résultat est que nous parlons entre nous sans pouvoir nous faire entendre », estime Abdullah.


Le petit garçon a un prénom et une histoire.

Les Israéliens contrôlent donc la narration, explique-t-elle, d’autant plus que les pays arabes n’ont ni recours aux entreprises de relations publiques ni accès comme les Israéliens à des réseaux puissants. « Même lorsque des célébrités internationales soutiennent la cause palestinienne, aucun effort n’est fait pour communiquer avec elles et leur fournir plus d’informations supplémentaires », ajoute-t-elle.

Bannissement furtif

Cependant, avec la prolifération des réseaux sociaux, une question se pose : les médias ne perdent-ils pas petit à petit leur hégémonie sur la narration (le récit des faits) ? La déshumanisation des Palestiniens peut-elle donc prendre fin sur les réseaux sociaux ? Pour Abdullah, il faut être prudent : « Les algorithmes des réseaux sociaux sont très biaisés ». C’est le cas par exemple de Meta qui a censuré des posts, il y a deux ans, sur les évictions de Palestiniens de Sheikh Jarrah. « Une investigation avait alors été lancée et Meta a reconnu que son algorithme favorisait Israël », explique-t-elle. Aujourd’hui, le même scénario se produit. Les plaintes se multiplient contre les censures des posts pro-palestiniens, qui sont soit retirés ou alors leurs comptes bloqués. « Pire encore est le shadow banning (bannissement furtif) que mon compte sur la plateforme X subit depuis 4 ans », précise Abdullah. Dans cette forme de censure, et à l’insu de l’utilisateur, les posts deviennent invisibles à la communauté « sans qu’il puisse s’en rendre compte ou avoir des preuves pour contester ».

Autre problème, explique-elle, l’algorithme propose aux individus des posts qui vont dans le sens de leur conviction, à cause du « biais de confirmation », c’est-à-dire la recherche des informations qui confirment nos propres idées. « Les posts que nous voyons à cause de cet algorithme ne sont pas les mêmes qui sont vus par les autres. C’est l’effet bulle », ajoute-t-elle. Chaque camp parle donc dans sa bulle, les posts et les différentes opinions ne sont pas systématiquement partagés. Autrement dit, les efforts pour contrer la narration israélienne des faits et la déshumanisation des Palestiniens sont entravés par l’algorithme des réseaux sociaux.

Or à long terme, le danger est la banalisation de la déshumanisation. « La déshumanisation des Palestiniens finit par réussir dans le sens où elle est normalisée. Le public ou l’audience s’adapte à cette situation », estime Abdel-Aziz. « On s’habitue aux morts palestiniens à cause de la longue durée de la guerre », réitère la psychiatre.

En revanche, selon elle, il y a une lueur d’espoir, des changements apparaissent et des voix internationales, juives ou même parfois israéliennes commencent à se faire entendre sur les réseaux sociaux. Et c’est certainement le fossé entre le récit des médias occidentaux et la réalité horrifiante à Gaza qui a fait que ces voix se multiplient, malgré la censure des réseaux sociaux, redonnant petit à petit aux Palestiniens leurs visages, leurs noms, leurs histoires … .

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