Depuis le début des bombardements israéliens à Gaza, au lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël, les Israéliens appellent les Palestiniens à fuir Gaza vers l’Egypte. « Il y a un vaste territoire au Sinaï où une dizaine de villes peuvent être construites pour accueillir tous les Palestiniens (de Gaza) et l’Egypte doit les accepter », a lancé Danny Ayalon, ex-adjoint du ministre israélien des Affaires étrangères. Ayalon pesait bien ses mots en décrivant sa proposition de déplacer les Gazaouis en Egypte comme étant « bien réfléchie ».
Il s’agit effectivement d’une idée ancienne, mais qui revient sans cesse sous différentes formes, soit d’une manière directe et explicite, comme c’est le cas aujourd’hui, ou alors d’une façon indirecte et détournée à travers des projets économiques et industriels régionaux qui visent à intégrer Gaza au nord-est du territoire égyptien. Autrement dit, l’expansion de Gaza au Sinaï.
Pour Le Caire, qui rejette catégoriquement cette proposition, le véritable objectif des Israéliens va au-delà d’un combat contre le Hamas, il s’agit de la liquidation de la cause palestinienne. Car cette situation n’est pas sans rappeler la Nakba (catastrophe) de 1948, dans laquelle les Palestiniens ont subi une purification ethnique par des organisations sionistes telles que la Haganah, Irgoun et Stern, donnant lieu à une expulsion de plus de 750 000 Palestiniens sans aucun droit de retour. Il est donc hors de question pour l’Egypte que ce scénario se reproduise aujourd’hui.
Le transfert sous toutes ses formes
Et ce n’est pas la première fois qu’un tel plan de transfert de population soit suggéré. Dans les années 1950, l’Organisation des Nations-Unies avait proposé un plan qui incluait un déplacement de Palestiniens vers le nord-ouest du territoire égyptien et qui avait été totalement rejeté à l’époque. Après la guerre de 1967, l’une des premières mesures prises par les Israéliens était de transférer 400 familles palestiniennes dans la ville égyptienne d’Al-Arich. L’idée du transfert a donc était bel et bien présente dans la stratégie sioniste depuis la création de l’Etat hébreu.
Et on la retrouve dans les multiples projets de « développement » israéliens proposés au fil des années dans les forums internationaux. C’est le cas par exemple de Dore Gold, ex-ambassadeur israélien à l’Onu et directeur du Centre de Jérusalem pour les affaires publiques, qui a proposé la création d’un port, ainsi que d’un aéroport au Sinaï, et l’installation d’une centrale électrique et d’une unité de dessalement de l’eau. Bref, un projet de développement complet qui intègrera Gaza et sa population à la ville égyptienne d’Al-Arich au nord du Sinaï et, avec le temps, la péninsule égyptienne serait, les Israéliens espèrent, une nouvelle Palestine. « L’idée de créer une entité palestinienne au Sinaï est bien sûr totalement exclue. Elle a été exprimée principalement par les généraux israéliens comme Giora Eiland et Uzi Arad », explique Tarek Fahmy, directeur de l’unité politique au Centre national pour le Moyen-Orient. Giora Eiland, ex-conseiller israélien pour la sécurité nationale, a effectivement proposé, dans une étude qui date de 2005, l’établissement d’un nouveau royaume de Jordanie pour les Palestiniens qui serait constitué de trois régions : la rive Est (la Jordanie actuelle), la rive ouest (ce qui reste de la Cisjordanie) et un « grand Gaza » qui inclut une partie du territoire égyptien. Car cette enclave palestinienne surpeuplée est considérée par les Israéliens comme « une nuisance » ou encore le « problème de Gaza » qu’il faut impérativement exporter vers l’Egypte.
La Nakba de 1948 : expulsion de 750 000 Palestiniens.
L’origine idéologique du transfert
Or, ces stratégies de déplacement de population et d’expansion territoriale constituent la base même de l’idéologie sioniste. Theodor Herzl, fondateur du sionisme, écrit en 1895 dans son Journal que dans le pays d’accueil où s’établira l’Etat juif, les sionistes devront « exproprier en douceur les propriétés privées et les domaines qui leur ont été attribués ». « Nous devons essayer d’attirer la population démunie au-delà des frontières en lui procurant du travail dans les pays de transit et en empêchant qu’elle puisse en trouver chez nous. (…) Le processus d’expropriation et le déplacement des pauvres doivent, tous deux, être accomplis avec discrétion et circonspection ». Et c’est précisément cette stratégie de judaïsation qui a permis à l’Etat hébreu de voir le jour et où semble s’inscrire aujourd’hui le ratissage de Gaza par les forces israéliennes.
Mais, selon certains analystes, les Israéliens semblent avoir également un autre projet de taille en tête : la construction du Canal de Ben Gourion, qui relierait le golfe d’Aqaba à la mer Méditerranée, au nord de gaza. Après la signature des accords d’Abraham en 2020, cet ancien projet, qu’on pensait enterré, refait surface, sauf que sa construction nécessite, selon les Israéliens, pour des raisons sécuritaires, la création d’une zone tampon au nord de l’enclave de Gaza. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence que le ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen, a déclaré, il y a quelques jours : « A la fin de cette guerre, non seulement le Hamas n’existera plus, mais le territoire de Gaza sera plus réduit ». Les Israéliens prévoient-ils d’annexer des territoires supplémentaires de Gaza ? Pas nécessairement, selon l’ambassadeur égyptien Abdel-Rahman Salah, ex-adjoint du ministre égyptien des Affaires étrangères. La réoccupation de la Palestine a été déconseillée à Israël, même par ses alliés américains, donc cette idée de zone tampon pourrait, explique Abdel-Rahman Salah, se traduire par une « zone de sécurité » où un système de supervision sécuritaire serait instauré. Mais certains tirent la sonnette d’alarme. C’est le cas de Moustapha Bakri, un parlementaire égyptien qui a écrit dans un récent tweet : « La question va au-delà de Gaza et du transfert des Palestiniens. Il s’agit de la construction du Canal de Ben Gourion qui relie Eilat à Gaza, comme alternative au Canal de Suez et donc la mainmise sur le gaz de la Méditerranée, la liquidation de la cause palestinienne et l’imposition d’une normalisation sans conditions aux pays arabes. Voilà la réalité de la situation ».
Avec une crise humanitaire désastreuse, Israël espère ainsi mettre la pression sur l’Egypte, la présentant comme la seule issue pour les Palestiniens en détresse. D’où l’alternative du désert du Néguev, qui a été récemment évoquée par le président égyptien. En effet, l’ambassadeur Abdel-Rahman Salah, qui favorise cette idée, explique que contrairement à ce que prétendent les Israéliens, le Néguev est une meilleure option pour les réfugiés palestiniens si ces derniers sont forcés de quitter le territoire. « Le Néguev est un vaste territoire de 14 000 km2, adjacent à Gaza, et qui se situe à l’intérieur même de la Palestine historique. N’oublions pas que 70 % des Gazaouis sont des Palestiniens réfugiés provenant du reste de la Palestine. Ce déplacement serait temporaire car les Israéliens ne voudront pas que les Palestiniens restent sur ce territoire, alors qu’au Sinaï, ce sera un déplacement forcé, permanent, sans droit de retour et donc un crime de guerre ». Or, l’Egypte est consciente que cette option du Néguev pour répondre aux besoins humanitaires sera sûrement rejetée par Israël, car elle entrave sa stratégie de transfert des Palestiniens vers la péninsule égyptienne. L’Egypte a fait savoir qu’elle maintient son opposition catégorique à tout déplacement de la population palestinienne, considéré contraire au droit international, et en mentionnant le Néguev, elle cherche surtout à démontrer que le transfert des Palestiniens au Sinaï n’est pas une option, mettant ainsi à mal la stratégie sioniste de créer une nouvelle Nakba et en finir avec la cause palestinienne.
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