En 1971, Atef Al-Tayeb (1947-1995), alors diplômé de l’Institut du cinéma au Caire, est recruté par l’armée égyptienne. Il est chargé parmi d’autres de remonter le moral de ceux qui sont sur le front, en tournant des films autour de thèmes spécifiques. C’est ainsi que l’histoire a commencé. Plus tard, il parlera dans ses fictions de ces gens qu’il a croisés sur le champ, de la terre qu’ils ont libérée et surtout du pays ravagé par la politique d’ouverture économique entamée sous Sadate dans les années qui ont suivi.
Ces thèmes reviennent souvent dans nombre de ses films, dont le long métrage Sawwaq Al-Autobis (le chauffeur du bus, 1982), qui occupe la huitième place sur la liste des meilleurs films de l’histoire du cinéma égyptien. La raison ? Cette oeuvre est l’une des plus poignantes de la filmographie d’Al-Tayeb, faisant partie de sa série du « Nouveau Réalisme », un label que lui a collé le critique Samir Farid afin de décrire ses fictions traitant des changements sociétaux de l’époque. Il a placé d’ailleurs dans cette même catégorie d’autres films qui ont fait date, signés par le même cinéaste, tels Hob Fawq Hadabet Al-Haram (l’amour au pied des pyramides, 1984), Qalb Al-Leil (au coeur de la nuit, 1989), Al-Horoub (la fuite, 1991), Ded Al-Hokouma (contre le gouvernement, 1992). Atef Al-Tayeb lui-même écrit, en 1985, dans la Quinzaine des cinéastes : « Comme les personnages de ces films, j’appartiens à la classe moyenne qui a subi tous les changements politiques et économiques survenus depuis la Révolution de 1952, à savoir les lois socialistes, la défaite de 1967, la disparition du président Nasser en 1970, la guerre de 1973 et les mutations socioéconomiques de l’après-victoire. Il m’était donc indispensable de recourir au cinéma pour retracer les événements dont les premières victimes ont été la classe moyenne et la génération à laquelle j’appartiens ».
La société décortiquée
Le Chauffeur du bus, d’après un scénario de Béchir Al-Dik et Mohamad Khan, expose les angoisses de la classe moyenne au lendemain de 1973. Et ce, à travers l’histoire de Hassan (campé par Nour Al-Chérif), un conducteur travaillant dans le transport public, dont le père (Emad Hamdi) était le propriétaire d’un atelier de menuiserie, endetté jusqu’au cou. Pour empêcher la vente aux enchères de l’atelier et préserver la dignité de son père, Hassan demande en vain l’aide de ses soeurs et de leurs époux. Cette histoire de famille est assez allégorique, les gendres représentent ici la classe qui s’est enrichie après la victoire et qui en a récolté les fruits, laissant ceux qui ont fait la guerre dans la misère.
Nour Al-Chérif a souvent incarné le rôle de l’ancien combattant au coeur brisé.
« Le directeur de la photographie Saïd Al-Chimi, un ami proche d’Al- Tayeb et son compagnon de route, m’a raconté que le père de ce dernier travaillait dans une laiterie du quartier de Doqqi. Ce magasin a fait faillite à cause de l’inflation et de la concurrence des grands commerçants, issus d’une classe de parvenus et de contrebandiers. Al-Tayeb a voulu en parler à travers Hassan et ses amis qui, après avoir fait la guerre, devaient s’engager dans une autre guerre interne, contre les gros bonnets de l’époque. La bande sonore du film est essentiellement inspirée de l’hymne national égyptien », souligne le critique Mahmoud Abdel-Shakour. Peut-on considérer le « Nouveau Réalisme », représenté par Atef Al- Tayeb, Mohamad Khan, Khaïry Bichara et Raafat Al-Mihi, comme un courant cohérent ? « Le cinéma d’Al-Tayeb est un outil de changement social, plus qu’un outil de narration d’histoires esthétiques. L’esthétisme chez lui est toujours au service du sujet, du contenu dramatique, traité selon le prisme du réalisme sociopolitique. Al- Tayeb n’avait pas le souci d’apporter à son cinéma une ambiance comme dans les films de Mohamad Khan, de l’improvisation comme chez Khaïry Bichara ou encore un style révolutionnaire. Il voulait tout court décrire les transformations d’une époque, car elles l’inquiétaient », précise le critique Essam Zakariya. Al-Tayeb ne parlait pas de personnes anonymes, mais de lui-même et de son entourage, faisant face aux parasites de l’infitah (la politique d’ouverture économique). « Son entourage se compose essentiellement de communistes sortis de la guerre avec l’espoir d’en récolter les fruits, après une épopée militaire. Mais malheureusement, ils perdent tous leurs privilèges : égalité sociale, vie décente … », poursuit Abdel-Shakour, faisant référence en particulier à un autre film d’Al-Tayeb : Al-Hob Fawq Hadabet Al-Haram, dont la scène finale est tournée au pied des pyramides de Guiza. Symboles d’un passé glorieux, celles-ci sont reléguées à l’arrière-plan. Le personnage principal, fils d’un croque-mort, interprété par Ahmad Zaki, n’arrive pas à monter l’échelle la classe sociale. Il est condamné par la société à cause de ses origines modestes. « Ce film est un fort exemple de la frustration sociale, il met en lumière les problèmes de toute une génération de jeunes souffrant d’exclusion sociale », conclut Abdel-Shakour, montrant du doigt ceux qui ont volé les rêves des anciens combattants.
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