« Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir qu’ils ne reviendront pas … Les vieux mourront et les jeunes oublieront », disait David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël. « Or, voilà qu’après 75 ans, nous n’avons pas oublié, au contraire, nous sommes déterminés à reprendre tout ce qui nous a été volé », dit Ahmad Badr, un enfant palestinien de 11 ans qui vit avec sa famille à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Le jeune Ahmad fait partie de la quatrième génération après la Nakba de 1948 et connaît parfaitement l’histoire de ses aïeux. Comme s’il l’avait vécue lui-même, il raconte la tragédie que furent la destruction des villages palestiniens, l’exode forcé de ses habitants par l’armée israélienne, les massacres qui ont obligé les habitants à quitter leur terre et poussé 800 000 Palestiniens à prendre la route de l’exil. Surtout, pour ce petit, le pari de l’oubli est un pari raté. Les histoires de la tragédie se sont transmises d’une génération à l’autre de Palestiniens. Tout comme la détermination à récupérer ce qui leur a été spolié. Ahmad se dit déterminé à lutter pour récupérer ce que sa famille a perdu, comme s’il était un politicien accompli. Et il n’est pas le seul. Tous les enfants de sa génération pensent comme lui. Comme leurs parents et leurs grands-parents, ils n’ont pas oublié. Au contraire, leur ténacité et leur détermination ont augmenté avec le temps. Et c’est à l’occasion de la commémoration de la Nakba qu’on peut le constater clairement : des jeunes Palestiniens du monde entier organisent des cérémonies de commémoration, de réunions de masse, de marches et de manifestations pour mettre fin à l’occupation des territoires palestiniens … Toute une série d’événements dans les camps de réfugiés, dans la ville de Ramallah, dans les territoires palestiniens occupés, ainsi que dans les cours des universités en Europe, aux Etats-Unis et au Canada. Des rassemblements de réfugiés palestiniens ont lieu dans les quatre coins du monde : soirées, témoignages photographiques, conférences, expositions, dénomination de plus de 500 villages détruits, lectures de poésie et voyages organisés pour les Palestiniens dans ces villages qui vivent dans ce qu’on appelle désormais l’Etat d’Israël, et ce, depuis mai 1948.
Depuis 1948, quatre générations de Palestiniens ont connu l’exil.
Au fil des ans, le peuple palestinien n’a pas oublié. Sa mémoire demeure vivante à travers les générations successives. Avec toujours, l’espoir de récupérer les droits et la terre.
Tradition orale et documentation
La plupart de ceux qui ont vécu la Nakba sont décédés, emportant avec eux leurs douleurs et souffrances. Mais avant de mourir, cet épisode historique a été relaté aux enfants et aux petits-enfants, génération après génération. On rencontre encore des Palestiniens de tout âge qui gardent l’intégrité de la mémoire de cet épisode comme s’il s’agissait d’un livre d’Histoire vivant qui mentionne toutes les dates et tous les événements. « C’est ainsi que moi, mes frères et toute ma génération avons été élevés, et j’élève mes enfants de la même manière », dit Badr, employé, âgé de 43 ans. Il raconte que, dès son plus jeune âge, il s’est rendu compte qu’il vivait dans des conditions anormales. Très tôt, il a ressenti la peur et l’angoisse en voyant sa mère courir pour fermer la porte de la maison, lorsqu’une patrouille de l’armée sioniste traversait la zone. Parfois, il voyait des soldats entrer par effraction dans les maisons pour arrêter l’un de ses résidents. Tout petit, il observait tout cela, puis il a commencé à poser des questions auxquelles répondaient ses parents, ses cousins, ses voisins et ses professeurs.
« Plus je grandissais et plus l’image devenait de plus en plus claire. Alors, j’ai commencé à chercher à me documenter, à lire et visiter les villes occupées pour voir de mes propres yeux à quel point les paysages urbains avaient changé par rapport à ce qui a été raconté, et ce, dans une tentative d’effacer notre identité », raconte Badr qui, une fois devenu papa, a transmis à ses enfants, et même très tôt, tout ce qu’il savait et ressentait au fond de lui pour qu’ils sachent qu’ils ont une cause à défendre et qu’il faut continuer à lutter. Abu Hassan, 70 ans, le père de Badr, qui vit maintenant à Ramallah, garde toujours la clé de sa maison familiale à Al-Khalil. Il ne peut jamais oublier qu’il a grandi avec le bruit des tirs de balles et la violence de l’armée d’occupation qui proférait des menaces et recourait à la force pour effrayer les habitants afin de les expulser de leurs terres. Il a fui avec sa famille en Jordanie et puis est retourné dans son pays, mais l’a quitté à nouveau et c’est ainsi que se déroulait sa vie. Ce sentiment d’amertume fut transmis à ses enfants qui, à leur tour, l’ont transmis à leurs enfants comme son propre père l’avait fait avec lui. « Je n’oublie pas ses paroles insistantes sur la restitution du droit à ses propriétaires, ainsi que ses recommandations : ne pas oublier ou céder, mais lutter pour récupérer nos terres », dit le grand-père. Il se souvient de la dernière fois lorsqu’il est parti voir sa maison familiale à Al-Khalil et l’a trouvée transformée en une usine d’aluminium par les Israéliens. Une autre manière d’effacer l’identité. Et pourtant, ce qu’a ressenti Abu Hassan, c’est que chaque pierre avait conservé l’esprit de ses propriétaires d’origine.
Les grands racontent aux petits l’histoire des aïeux.
Une doctrine inébranlable
« L’art ancestral de la narration est l’un des outils les plus efficaces sur lequel on s’appuie pour transférer et consolider l’information d’une génération à l’autre », souligne Badr. La narration est pratiquée au quotidien lors des rencontres avec les grands-parents ou autour de la table avec le père ou même lors de discussions spontanées avec la mère. Tous racontent les histoires de leurs familles et comment ils ont été expulsés de leurs terres, de leurs maisons et parfois ces histoires sont appuyées par de vieilles photos, des titres de propriété, des documents ou simplement une clé, celle d’une vieille maison conservée précieusement entre les plis d’un vêtement ou dans un vieux placard.
Quant aux enseignants, ils continuent de raconter la vérité à leurs élèves, car ils ne sont pas satisfaits de ce qui est écrit dans les livres. Les programmes sont contrôlés par les forces d’occupation. Alors, chaque enseignant transmet à ses élèves les informations nécessaires en histoire et géographie. « Au cours de l’année de la Nakba, l’entité sioniste a occupé plus de 85 % de la zone historique de la Palestine, soit une superficie de près de 27 000 km2, et environ 531 des 774 villages et villes palestiniens ont été détruits ». Cette information et d’autres sont répétées par Ahmad, 15 ans, qui vit à Ramallah. Ahmad, son frère et tant d’autres ont grandi non au rythme des histoires de fées et d’autres contes pour enfants, mais au rythme d’histoires vraies d’exil, de tragédies, d’occupation … Et ils gardent l’espoir, malgré tout, que le cauchemar prendra fin un jour.
Festival sur le patrimoine culturel palestinien aux Etats-Unis.
Raconter, raconter, raconter …
Transmettre l’Histoire ne se fait pas uniquement en famille. Ahmad et son frère Ali ont décidé de faire le tour de tous les villages qui ont été saisis et où les habitants palestiniens ont été chassés de leurs maisons. Ils ont rassemblé des documents et tout ce qu’ils ont trouvé ou vu en audio et vidéo pour les publier sur les réseaux sociaux pour que le monde entier puisse les voir. « Cette génération sera différente de la nôtre et aura un grand rôle à jouer, car toute la technologie moderne est à sa disposition », dit leur père. Ce dernier aide ses fils à mettre en oeuvre leur projet documentaire malgré les difficultés et les risques qu’ils affrontent à chaque fois qu’ils décident de visiter un lieu. L’armée israélienne peut les arrêter à tout moment, sans compter les difficultés rencontrées aux points de passage devant lesquels ils doivent attendre durant des heures.
« Il suffit de nous dire que cette terre nous appartient pour trouver la force de continuer ». C’est ainsi que Badr voit les choses, soulignant que cela ne se limite pas à ceux qui vivent dans les territoires occupés, mais aussi ceux de la diaspora, dont certains n’ont peut-être jamais vu la Palestine. Il raconte avoir assisté au mariage d’un ami de la famille vivant aux Etats-Unis et il s’est senti au coeur de la Palestine grâce à l’atmosphère qui y régnait : les vêtements traditionnels, les rituels et la nourriture reflétaient l’héritage culturel palestinien et tout le monde a dansé la dabka à la fin du mariage sur la chanson de « Ana Dammi Falastini » (mon sang est palestinien). Et de conclure : « Ben Gourion ne savait pas de quoi il parlait lorsqu’il avait dit qu’on allait oublier. Il ne savait pas à qui il avait affaire ».
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