Lorsqu' Alexandre Dumas fils emploie, pour la première fois en 1872, le terme « féministe », c’est dans un pamphlet, afin de ridiculiser les hommes qui souhaitent donner plus de pouvoir aux femmes. En Egypte, la femme a joué un rôle important tout au long de l’Histoire. De la Révolution de 1919 à celle de Juillet 1952 jusqu’à celle du 25 Janvier 2011, l’histoire du féminisme égyptien est plurielle, faite de discontinuités, de controverses et de stratégies militantes sans cesse renouvelées. « Le féminisme n’est pas une importation occidentale. Des femmes telles Hoda Chaarawi, Siza Nabarawi, Nabawiya Moussa, Doria Chafiq, Sahir Al-Qalamawi, Aïcha Rateb et d’autres ont contribué à forger le statut qu’ont les femmes actuellement. Leurs influences ont encore des conséquences aujourd’hui. Autrement dit, elles ont changé la donne à leur échelle en Egypte et plus généralement au Proche-Orient, et ce, depuis de longues années », explique Dr Hala Kamal, chercheuse et membre de l’ONG « Forum femmes et mémoire ».
Nabawiya Moussa, la première étudiante à avoir obtenu son diplôme d’études secondaires en 1907.
Selon elle, historiquement, les tendances féministes apparaissent en tant que discours et mouvement collectifs revendiquant une égalité des sexes, dès le début des années 1920, durant la même période que les mouvements féministes européen et américain, et militent, vaille que vaille, jusqu’à aujourd’hui, pour la démocratisation et l’égalité des chances entre les citoyens.
La pionnière de cette tendance féministe dans le monde arabe fut Hoda Chaarawi (1879-1947), qui crée en 1923 l’Union Féministe Egyptienne (UFE) qui avait comme visée de défendre les droits des femmes en les aidant à avoir accès à l’éducation et aux fonctions publiques. Ce féminisme arabe et panarabe avait clairement, dès le début, une vocation universaliste, puisqu’il s’est rallié au combat féministe international. Ainsi, Hoda Chaarawi s’est investie dans plusieurs congrès féministes internationaux. C’est en présidente de la délégation égyptienne au Congrès féministe mondial de Rome en 1923 qu’elle invite le dictateur Mussolini à octroyer le droit de vote aux femmes italiennes. Deux ans plus tard, elle crée une revue féministe, « L’Egyptienne » sous la direction de Siza Nabarawi, bras droit de Hoda Chaarawi. Cette revue mensuelle en langue française devient le support d’opinions politiques progressistes.
Grâce au combat de Doria Chafiq et à ses efforts, les femmes ont obtenu que le droit de vote des femmes soit inscrit dans la Constitution.
Des noms, des histoires …
Pour Dr Hala Kamal, l’année 1923 est une date inoubliable dans l’histoire de la femme, étant donné que la lutte acharnée du mouvement féministe égyptien au cours de sa première vague a permis de réaliser des progrès sans précédent à différents niveaux et sous différents aspects. Et ce, non seulement en ce qui concerne la première union féministe formée en 1923, mais aussi la première loi fixant un âge minimum pour le mariage (16 ans pour les femmes, 18 ans pour les hommes), promulguée la même année. Toujours en 1923, l’Egypte devient le premier pays arabophone à voir le mouvement de suppression du voile pour les femmes sans aucune intervention de l’Etat. Cela fait de l’Egypte à cette époque le seul pays de la région où les femmes peuvent se promener librement dans les rues sans foulard et porter des robes et des jupes modernes. « Pendant la première moitié du XXe siècle, qui est considérée comme l’apogée du mouvement féministe égyptien, les femmes continuent à briser la domination masculine dans de nombreux domaines, en devenant professeurs d’université, pilotes, médecins, ingénieurs, chefs de syndicats, physiciennes nucléaires et ministres. Sans oublier que la femme égyptienne a été la première dans la région arabe à être élue au parlement en 1957 (Rawya Attiya) », souligne l’activiste et l’écrivaine Farida Al-Chobachi. Soumises à une législation patriarcale vieille d’un siècle, les Egyptiennes bataillent pour s’affranchir de la tutelle des hommes de leurs familles. Al-Chobachi ajoute que d’autres figures féminines ont surgi durant cette période, telles Nabawiya Moussa, la première étudiante à obtenir un diplôme d’études secondaires et la première directrice d’une école de filles, et Naïma Al-Ayoubi, la première avocate qui a été parmi les cinq premières femmes à fréquenter l’Université du Roi Fouad en 1929, avec Sahir Al-Qalamawi, Fatma Salem, Zahira Abdel-Aziz et Fatma Fahmy.
Hoda Chaarawi, pionnière et icône du féminisme égyptien.
Les souvenirs défilent dans la mémoire de l’écrivaine. Dans les années 1950, c’est Doria Chafiq, considérée comme une femme « trop moderne » pour son époque, qui va s’engager en faveur de la libération des femmes. A son initiative, un cortège de 1 500 femmes va prendre d’assaut le parlement égyptien en revendiquant un certain nombre de droits : celui de voter, celui d’obtenir l’égalité salariale, celui de jouir d’une plus grande représentativité politique. Chafiq s’inspire de son éducation française et elle obtient un doctorat de philosophie à la Sorbonne. A son retour au Caire, son souhait de donner des cours à l’Université du Caire se voit sévèrement refusé. Elle décide alors de diriger le magazine français « La Femme nouvelle » prônant l’égalité des droits.
Et, dans ce sillage, il ne faut pas également oublier Aïcha Rateb, qui était une avocate, politicienne, chercheuse en droits de l’homme. Ministre des Assurances et des Affaires sociales entre 1974 et 1977, première femme nommée au poste d’ambassadeur, Rateb a dirigé la mission diplomatique égyptienne au Danemark et en Allemagne de l’Ouest. Elle obtient un doctorat en droit en 1955 et dirige le département de droit public à l’Université du Caire. Quant à Ibtissamat Abdallah, c’est la première femme à rejoindre l’armée en 1948 et la première à participer aux guerres arabes de son époque où elle sert dans l’hôpital de campagne de Gaza.
Sahir Al-Qalamawi, la première Egyptienne à obtenir une maîtrise en arts et un doctorat en littérature arabe.
Des pionnières féministes source d’inspiration
Selon Alexandra Kinias, fondatrice de la plateforme « Women of Egypt », l’une des initiatives les plus populaires en Egypte et au Moyen-Orient, le centenaire de l’Union des femmes égyptiennes est une occasion en or afin de mettre sous les projecteurs le parcours de ces figures du féminisme, et ce, pour motiver, inspirer et renforcer les femmes d’aujourd’hui. « WoEgypt souhaite faire revivre la mémoire des femmes héroïnes du mouvement de suffragette qui ont mené des batailles pour les droits des femmes, surtout que le rôle de certaines militantes et leur contribution dans l’Histoire ont été marginalisés et leurs noms sont donc tombés dans l’oubli », explique-t-elle. Citons, à titre d’exemple, Nazira Nicolas (1902-1992), la doyenne de la cuisine égyptienne, connue sous le nom d’Abla Nazira. Celle-ci, après avoir obtenu un diplôme en art culinaire en 1929 de l’Université de Gloucestershire en Angleterre, a travaillé comme professeure d’économie domestique à l’école Al-Saniya pour les filles. Son livre, intitulé Kitab Abla Nazira, est publié pour la première fois en 1941 sous la forme d’un manuel d’instructions pour les futurs professeurs de sciences domestiques. Il connaît un énorme succès populaire durant des décennies, il est réimprimé une douzaine de fois, avec de nouvelles éditions et des spin-offs qui apparaissent dans les années 1980. Un vrai répertoire pour plusieurs générations de jeunes femmes mariées qui travaillaient et qui avaient besoin de recettes plus simples et plus rapides. Mais évidemment, la femme n’est pas synonyme de cuisine. La femme égyptienne a laissé son empreinte dans divers domaines professionnels, à l’instar de Mounira Abdou, qui fait partie du cercle fermé et très masculin des récitateurs du Saint-Coran les plus célèbres de la première moitié du XXe siècle. Sa prouesse de récitatrice de Coran a vu sa naissance lors de funérailles, qui se tenaient alors en six jours, trois jours pour les hommes et trois jours pour les femmes, elle n’avait pas encore 18 ans. Malvoyante et chétive, la jeune « psalmodieuse » commence à faire mouche dans les cercles égyptiens, concurrence les grands cheikhs de la psalmodie du Coran, dont le cheikh Mohamad Réfaat. Au point d’être officialisée comme premier lecteur officiel du Saint-Coran par la Radio égyptienne, immédiatement après son inauguration en 1934.
Mounira Abdou, la première récitatrice radiophonique du Coran en Egypte.
Il y a aussi Sahir Al-Qalamawi, cette figure littéraire et politique égyptienne importante qui a façonné l’écriture et la culture arabes. C’est l’une des premières femmes à fréquenter l’Université du Caire et, en 1941, elle devient la première Egyptienne à obtenir une maîtrise en arts et un doctorat en littérature arabe. Après quoi elle est recrutée par l’université, une première pour la gente féminine. Al-Qalamawi est également l’une des premières femmes à occuper un certain nombre de postes de direction, notamment ceux de présidente du département de la littérature arabe à l’Université du Caire, de présidente de l’Union féministe égyptienne et de présidente de la Ligue des diplômées universitaires des femmes arabes.
En 1969, pour célébrer les 1 000 ans du Caire, elle inaugure la première Foire internationale du livre. L’événement connaît le succès que l’on sait et devient au fur et à mesure un rendez-vous culturel important pour le public, les auteurs et les éditeurs, mais aussi pour les intellectuels et les artistes du monde arabe.
Nazira Nicolas, la doyenne de la cuisine égyptienne, connue sous le nom d’Abla Nazira.
Un combat qui se poursuit
Des combattantes qui ont continué contre vents et marées à s’engager en faveur de la libération des femmes. Misogynie, exclusion, égalité des sexes, lutte contre l’excision. A l’instar de Nawal Al-Saadawi, présente sur tous les fronts. Elle a été emprisonnée en 1981 pour avoir osé aller contre le gouvernement. Mais cela n’arrête pas son combat pour autant. Déterminée à s’exprimer et à faire entendre sa voix, elle continue d’écrire en prison. Son livre Mémoires de la prison des femmes est écrit sur des rouleaux de papier toilette à l’aide de crayons à cil. Ce texte demeure aujourd’hui encore primordial dans le combat pour l’égalité des sexes dans le monde arabe. Elle a travaillé à l’Université de Aïn-Chams en tant que chercheuse dans la faculté de médecine. Par son combat, sa résistance et ses écrits, Nawal Al-Saadawi a été sélectionnée par The Times en 2020 comme l’une des 100 femmes les plus influentes au monde.
Nawal Al-Saadawi, féministe incendiaire et farouche critique de la religion.
Ces figures féminines uniques ont laissé derrière elles un héritage incontournable et une source d’inspiration pour la nouvelle génération de féministes égyptiennes.
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