Al-Ahram Hebdo : Lors de la dernière Foire internationale du livre du Caire, vous avez présenté vos deux oeuvres traduites en arabe et publiées par une maison d’édition soudanaise. Comment cela s’est-il passé ?
Anne Bourrel: Je souhaitais être traduite en arabe depuis plusieurs années, par amour pour cette langue fascinante. Ces deux livres sont l’aboutissement d’un très long chemin fait de patience, de rencontre et de hasard. A Tanger au Maroc, j’ai rencontré la traductrice de Le Dernier invité, Salma Choul. Dans le nord de la France, j’ai fait la connaissance de l’auteur soudanais Abdelaziz Baraka Sakin. Après avoir lu l’un de mes poèmes, ce dernier m’a présentée à son éditrice Gata Yemba, des éditions Willows, puis au traducteur et romancier Atif Al-Sayed. L’aventure avec Willows a débuté en 2021, avec une première publication de mes nouvelles en français, que j’ai traduites en anglais. Ce livre bilingue s’intitule Superstition. Cette première collaboration a été si heureuse que nous avons décidé de continuer ensemble, en traduisant mes romans vers l’arabe.
— C’était votre premier séjour dans un pays arabe ?
— Je connais le Maroc et j’ai participé à de diverses manifestations littéraires à Fès, Tanger et Casablanca. Au Caire, j’ai découvert pour la première fois cette année son énorme Foire internationale. J’ai été touchée par l’engouement des Egyptiens pour la lecture et la tristesse d’entendre dire que les livres coûtent excessivement cher, surtout pour les jeunes, qui ont très envie de connaître les auteurs d’aujourd’hui. Il est regrettable que l’enthousiasme des lecteurs soit ainsi rebuté, mais les éditeurs vendent au plus bas, au risque de se mettre eux-mêmes en danger. L’augmentation du prix du papier dans le monde entier n’a pas aidé la situation— déjà complexe— du livre en Afrique.
— Quel est votre rapport avec la littérature arabe? Vous avez évoqué par exemple Tewfiq Al-Hakim, que vous avez étudié à la faculté …
— J’ai découvert la poésie arabe lors du Festival de Lodève sur la poésie méditerranéenne il y a plus de vingt ans. Depuis, j’en écoute souvent, et ce, même si je ne comprends pas la langue, car sa musique me touche au plus haut point. La langue arabe m’émeut, m’emporte, me fait frissonner, m’intrigue … Dans mon roman L’Invention de la neige (édition La Manufacture de livres), qui sera bientôt traduit vers l’arabe, j’ai cité en VO quelques vers de La Chanson de la pluie de l’Iraqien Badr Chaker Al-Sayyab : Tes yeux, deux palmeraies à l’heure d’avant l’aube/ou deux fenêtres dont la lune se serait éloignée... J’ai beaucoup aimé le roman de l’Egyptien Alaa El-Aswany L’Immeuble Yaacoubian. Maintenant que j’ai découvert Le Caire, ce texte me semble parfaitement dépeindre le bouillonnement de la mégapole des sables.
Je lis tous les livres de mon ami Abdelaziz Baraka Sakin dès qu’ils sortent en français chez Zulma, traduits par Xavier Luffin. Le tout dernier, La Princesse de Zanzibar (intitulé Samahani dans sa version arabe), est un vrai chef-d’oeuvre. Je suis en train de lire les nouvelles de Hassam Blasim, Cadavre expo, au Seuil, traduction d’Emmanuel Varlet, des textes d’une violence et d’une inventivité inouïes qui rendent compte, je crois, de la folie meurtrière de notre époque.
Au vu de sa richesse, la littérature en langue arabe, si vaste, devrait être bien davantage traduite en France et la langue, la cinquième plus importante dans le monde, devrait être enseignée dans plus de lycées et de collèges. Nous avons tellement besoin de partager nos littératures, nos façons de voir le monde et de le fantasmer.
— Vous avez un itinéraire assez riche, ayant écrit des romans, de la poésie, des pièces de théâtre; vous avez également fait de la danse, de la musique. Comment vous présentez-vous aux lecteurs arabes ?
— Je dirais que je suis une écrivaine pop. J’invente des mondes colorés et méditerranéens, des personnages engagés et ma langue d’écriture se tient sur un fil ténu entre oralité et langue écrite. J’essaye d’explorer les possibilités lexicales et grammaticales au maximum; je cherche le rythme, le son, pour créer des images à la manière d’une caméra. Je voudrais écrire comme on danse, dans un engagement total du corps, en toute liberté.
— Les deux romans que vous avez présentés dans une table ronde à la Foire du livre, Gran Madam’s et Le Dernier invité, sont des romans noirs ou romans à suspense. Comment expliquez-vous ce choix ?
— Je ne pense que ce soit ni des romans à suspense, ni des romans noirs. C’est une sorte d’erreur d’interprétation qui les a fait placer dans cette catégorie, au début de mon aventure avec La Manufacture de livres. Je ne possède pas la culture de la littérature du genre et on m’a comparée à des auteurs que je ne connaissais pas, que j’ai découverts après, comme Thierry Jonquet par exemple. Mes influences étaient plutôt classiques, tels La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez et La Jeune épouse de Baricco. Toute l’oeuvre de Marguerite Duras, de Colette et des grands classiques du XIXe siècle a fondé mon amour de la littérature. D’ailleurs, on a fini par se rendre compte que je ne corresponds ni à l’une ni à l’autre des catégories que vous avez citées, et encore moins au polar.
Depuis L’Invention de la neige, mes livres ont été classés en littérature générale. Mais tout cela n’a pas beaucoup d’importance, c’est simplement pour des raisons de marketing. Le seul choix que je n’ai jamais fait, c’est de créer des histoires, des personnages, des situations— dans une langue très bien travaillée— sans que cela paraisse. Je souhaite écrire pour le plus grand nombre de lecteurs et être lue aussi bien par la professeure d’université que par le chauffeur de taxi.
— Le roman à suspense, le polar, est en vogue parmi les jeunes en Egypte, mais il reste un genre littéraire sous-estimé, tandis qu’en France, il est lié à de grands noms. Comment vos oeuvres sont-elles reçues en France ?
— La littérature est une seule et même entité qui balaie les notions de genre ne servant qu’à catégoriser et emprisonner le trop-plein de liberté de l’écriture. Aucun des autres arts n’est à ce point rangé dans des boîtes et pareillement étiqueté. On parle de LA danse, de LA poésie et DU théâtre, sans préciser leur couleur. Je voudrais qu’on en finisse avec ces classements ; comme aux Etats-Unis par exemple, où on ne se pose pas la question de savoir si Ron Rash, Donna Tartt ou Laura Kasischke sont noirs, blancs ou jaunes (en Italie, le roman noir est jaune, en référence à la couleur de la couverture des polars). Un livre est bon ou pas. Il plaît ou pas. C’est tout. Regardez l’écrivaine polonaise qui a reçu le prix Nobel en 2019, Olga Tokarczuk, est-elle noire, blanche, jaune, orange peut-être ou de la couleur des forêts qu’elle décrit ?
— Vous décrivez souvent des univers très particuliers, des personnages qui se trouvent à un moment charnière entre vie et mort, entre désespoir et amour. Je pense à la prostituée dans Gran Madam’s, à la colère de cette jeune mariée dans Le Dernier invité et le secret familial qui va exploser et renverser tout de fond en comble …
— Le secret familial du Dernier invité restera caché, seul le lecteur le connaîtra ; c’est bien là le problème pour cette famille du sud de l’Europe, les Malaval, qui ont du mal à avaler les soucis de leur lignée.
Je lis beaucoup, je vais au cinéma et au théâtre, au musée, je regarde beaucoup de la danse et je voyage pas mal. J’aime qu’on me raconte des histoires. Tous ces mots, toutes ces images se mêlent à mon univers mental et finissent par créer des personnages-apparition. Mes personnages sont rarement désespérés. Ils agissent pour changer le monde qui les plonge souvent, comme pour la jeune mariée, dans des abîmes de colère. Leur manière de résoudre les problèmes est, hélas, souvent amorale, asociale (on pourra discuter de la valeur cathartique du roman) et puis… je ne contrôle pas tout; mes personnages ont leur vie propre et font ce qu’ils veulent. Ils sont indomptables.
Bio express
Née à Carcassonne, Anne Bourrel vit à Montpellier. Elle se considère avant tout comme Méditerranéenne, ce qui lui offre une identité flottante et colorée. Romancière, nouvelliste, dramaturge, elle écrit aussi de la poésie et propose des performances de lecture accompagnée par divers musiciens dont M.O.I. Formée à la danse butoh et surtout au tango, la danse constitue pour elle une source intarrissable d’inspiration.
Lauréate de six récompenses littéraires, elle a reçu le prix du Cabri d’or pour L’Invention de la neige et le prix de la meilleure pièce de théâtre pour Voyez comme on danse. Elle est l’auteure de deux pièces de théâtre et de quatre romans publiés à La Manufacture de livres dont le tout dernier Le Roi du jour et de la nuit.
Lien court: