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Salah Jahine, le philosophe des petites gens

Dalia Chams , Mercredi, 25 janvier 2023

La Foire internationale du livre du Caire, qui se tient du 26 janvier au 6 février au Terrain des expositions de Tagammoe, avec la participation de 1 047 éditeurs de 53 pays, a choisi le célèbre Salah Jahine comme personnalité de cette 54e édition. Un intellectuel dont les paroles s’avèrent toujours aussi consolatrices que prenantes.

Salah Jahine, le philosophe des petites gens
La Jordanie est l’invitée d’honneur de cette 54e édition. (Photo : Mohamad Mounir)

Le choix du célèbre poète et caricaturiste égyptien Salah Jahine (1930-1986) par les organisateurs de la Foire internationale du livre en tant que personnalité de l’année, loué par la majorité des Egyptiens, remet sur le tapis une fois de plus la question : que représente l’intellectuel aujourd’hui ? Il n’est pas sans rappeler également les essais de plusieurs auteurs de renom, tels Edward Saïd, Noam Chomsky et Walter Benjamin, autour des intellectuels et du Pouvoir. Car Jahine était à la fois acteur et témoin de la scène publique. Nous nous souvenons du caractère très personnel de ses engagements et des enjeux qui s’y rapportaient, de cette manière bien à lui de dire ce qu’il avait à dire.

Le portrait qu’il a dressé de l’Egypte, dans ses oeuvres variées, qu’il s’agisse de caricatures, de poèmes, de chansons, de scénarios, de pièces de théâtre, etc., décrit le pays de son époque. Doté d’une vision sociopolitique passionnée et d’une remarquable aptitude à s’exprimer à travers des dessins, des vers en dialectal ou une prose sarcastique et convaincante, ses oeuvres méritent d’être lues et relues, et elles le sont d’ailleurs, car elles sont riches en points de repère à portée universelle.

La figure représentative de l’intellectuel, telle perçue par le critique littéraire et politique Edward Saïd, s’applique facilement à lui : « Quelqu’un qui prend ouvertement position et qui en donne, quels que soient les obstacles, une vision claire et argumentée. Qu’il s’agisse, en effet, de parler, d’écrire, d’enseigner ou de s’exprimer à la télévision, sa vocation réside à mes yeux, et c’est le propos de ma thèse, dans l’art de la représentation. Une vocation d’autant plus importante qu’elle est de nature publique et qu’elle implique simultanément le sens de l’engagement et du risque, de la témérité et de la vulnérabilité ; ainsi, quand je lis Jean-Paul Sartre ou Bernard Russell, et dans la mesure où leurs propos sont une affaire de conviction personnelle, c’est la présence de leurs voix et de leurs personnalités qui m’impressionne autant, sinon plus, que leurs arguments proprement dits » (Des intellectuels et du Pouvoir d’Edward Saïd, Seuil-essai, 1996).


Portrait de Jahine par son ami Bahgat.

Né le 25 décembre 1930 dans le quartier cairote de Choubra, Jahine, fils d’un avocat passé à la magistrature et d’une mère professeure d’anglais, a vécu la grande époque de la lutte pour l’indépendance de l’Egypte. Il a été un fervent nationaliste durant les années Nasser, jusqu’à la débâcle de 1967 dont il fut très éprouvé (voir l’article de Névine Lameï sur le livre publié par sa femme). D’ailleurs, il n’a jamais ouvertement critiqué le Raïs, de son vivant ou après sa mort, et même lorsqu’il a contribué à l’écriture du film Al-Karnak de Ali Badrakhane (1975) sur la torture dans les prisons de Nasser, il n’a jamais voulu mettre son nom sur le générique. Pourtant, il a fait part de son affliction après la défaite dans des poèmes tel Ala Esm Masr (au nom de l’Egypte) : « Je l’aime quand elle est reine de la terre, trônant sur l’Orient et l’Occident, et l’aime rejetée et blessée sous l’effet de la guerre. Je l’aime avec impétuosité, délicatesse et timidité … ». Et l’a également exprimée dans le chef-d’oeuvre de Youssef Chahine Le Retour de l’enfant prodigue (1975) dont il a cosigné le scénario avec le réalisateur.

Dans ce film, tout le monde attendait le retour de Ali, le jeune passionné qui a quitté sa famille par révolte, qui a voulu échapper à la férule des siens, les Madbouly, propriétaires d’une petite entreprise. Il représentait l’espoir pour les ouvriers de l’usine familiale, mais aussi pour la jeune génération qui aspirait comme lui à faire des études et acquérir la liberté. Il est cependant rentré, brisé d’un long voyage, rongé par sa défaite personnelle.

 Le rêve avorté de la révolution a inéluctablement marqué les créateurs de l’époque, dont les uns comme Jahine ont sincèrement cru au panarabisme de Nasser et ont contribué à la propagande de cette ère, sans être des propagandistes. La politique est partout, on ne peut lui échapper en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. « Il fallait à la fois le génie de Salah Jahine et son aveuglement politique pour écrire, exactement en même temps, certains de ses poèmes les plus purs (les célèbres Robaïyate, Quatrains) et les chansons les plus mièvres à la gloire de Nasser. Sa contribution à la poésie dialectale s’arrête d’ailleurs pratiquement en 1967, alors qu’il continue jusqu’à sa disparition (1986) d’écrire des chansons et de donner sa caricature quotidienne à Al-Ahram », fait remarquer l’universitaire français Richard Jacquemond dans son ouvrage de référence Entre scribes et écrivains, le champ littéraire dans l’Egypte contemporaine (Sindbad, Actes Sud, 2003).


« C’est moi qui ai été séduit par l’impossible. J’ai vu la lune, alors j’ai sauté en l’air. Je l’ai atteint ou non, peu importe ! L’essentiel est de m’être assouvi, mon coeur rassasié de passion ». Tableau de Youssef Abdelké, illustrant l’un des quatrains.

Mieux vaut en rire

Ceci a poussé le poète touche-à-tout à la dépression, puis à la mort. Il a avoué dans la presse que ses meilleures années furent entre 1963 et 1967, « la décennie de 1973 à 1983, je ne sais pas trop comment elle s’est découlée, peut-être j’étais évanoui ou dans le coma ». Son sens de l’humour ne l’a pas sauvé, lui, le caricaturiste extrêmement talentueux qui savait exagérer sans perdre pied, déformer sans rendre méconnaissable, exploiter le décalage entre la représentation qu’une communauté a d’elle-même et l’image qu’elle offre à qui la regardait sans vraiment s’y intéresser.

En passant en revue ses dessins satiriques, étant le caricaturiste attitré d’Al-Ahram depuis 1962, c’est un spectacle déprimant qui s’offre à nos yeux, d’autant plus qu’on continue à s’y reconnaître. Rien ne se passe bien, dans aucun domaine, mais il vaut mieux en rire. L’Egypte éprouve bien des difficultés à se ravitailler puisque, tour à tour, certaines denrées alimentaires ou certains produits manufacturés manquent. Ses caricatures ironisent la cherté de la viande, des légumes et des fruits, et on y demande toujours aux Palestiniens de revenir à la table des négociations, alors que l’Etat hébreu poursuit une politique d’apartheid, avec notamment l’accélération et la consolidation des implantations israéliennes.

Les sujets de Jahine semblent toujours d’actualité, puisqu’il maîtrisait l’art de fouiller et de fouiner, il savait rechercher la petite bête, n’excluant pas parfois une agressivité coquine. Bref, chacun peut y trouver son compte, notamment que cette année, la Foire du livre se tient dans un climat de crise économique, avec une hausse dans les prix des livres en vente, tablant autour de 40 à 50 % par rapport aux éditions précédentes. Les titres sont plus limités à comparer avec 2019 et l’avant-coronavirus, et le coût de la tonne de papier ne cesse d’augmenter sous l’effet de la dévaluation de la livre égyptienne et de la guerre d’Ukraine. Pour la première fois, les éditeurs ont pensé recourir à la vente à crédit, permettant aux lecteurs de régler leurs achats en plusieurs fois, avec des versements qui s’étalent sur neuf mois, à travers les deux principales banques nationales, Al-Ahly et Misr.


Jahine enregistrant une émission à la radio.

En ce temps de crise, on se rend compte à quel point la boutade, l’anecdotique, deviennent tout à fait essentiels et à quel point ils sont capables de symboliser les souffrances des siens. C’est par excellence le cas de Jahine qui parvenait à humaniser la crise et à faire référence à celles d’autres peuples. D’où également la spécificité de ses quatrains qu’il a commencé à rédiger, il y a une soixantaine d’années, avec la détention de son aîné, Fouad Haddad (1927-1985), une autre figure majeure de la poésie dialectale, issu lui aussi de la bourgeoisie cairote comme Jahine.

La pérennité des quatrains

Les Robaïyate sont des quatrains à l’image de ceux de Omar Al-Khayyam, qu’a découverts Jahine chez lui, dès l’enfance ; ils sont philosophiques, humoristiques, ludiques, et s’achèvent toujours par une exclamation déconcertée, « agabi », qui signifie « comme c’est bizarre ! Ou étonnant, non ? ». Ces poèmes courts, à thèmes universels, publiés progressivement, sont teintés d’un humour typiquement égyptien ; ils jouent avec la truculence de la langue populaire, pour méditer sur la vie, la mort, la joie, le temps qui passe, l’innocence …

La poésie étant la plus haute et la plus ancienne forme d’expression qu’a connue la culture arabe, les modernistes tendent à effectuer une analogie entre évolution poétique et évolution de société. Par exemple, l’émergence de la poésie libre (en arabe classique) au tournant des années 1950 a coïncidé avec celle du nationalisme arabe et celle des théories critiques marxistes, imposant une explication sociopolitique du phénomène, directement associé au désastre de 1948 (la Nakba). Toujours dans les années 1950, l’expression dialectale s’émancipait elle aussi de ses cadres traditionnels, et en particulier du zagal (poème populaire chantonné), grâce notamment aux efforts déployés par Salah Jahine et Fouad Haddad, tous les deux militants de gauche. Durant les premières années de la Révolution des Officiers libres, ils ont introduit dans l’expression dialectale un imaginaire politique et esthétique, jusque-là ignoré.


Caricature publiée dans Al-Ahram en 1980. Begin, la taille entourée des « colonies », à la Palestine écrasée : « Qu’est-ce qu’il y a mon vieux ? Tu viens pas te joindre aux négociations sur l’autonomie ? ».

Jahine a imposé avec succès, au tournant des années 1960, l’expression de « poésie dialectale », et réussi à lui faire une place à côté de la poésie en arabe littéraire (voir les articles de Dina Kabil et Lamia Alsadaty). Ces innovations sont développées dans les années 1960 par la seconde vague de poètes, regroupant Abdel-Rahmane Al-Abnoudi et Sayed Higab, soutenus par Jahine qui a déclaré dans un entretien accordé à Al-Ahram, peu de temps avant sa disparition : « Il est absurde de dire que nous sommes dans le siècle du dialectal ou celui de la langue classique. La seule chose que nous puissions dire, c’est que nous vivons le siècle des analphabètes, qui constituent 70 % de la population de ce pays. Et dans un monde d’analphabètes, la seule langue qui puisse être comprise est celle du temps présent ». Ceci dit, le flux et le reflux de la poésie dialectale ont été de tout temps liés à ceux de la mobilisation politique et idéologique des masses (voir l’article de May Sélim sur les jeunes poètes du dialectal).

Jahine avait une sensibilité inhabituelle et une aptitude à réfléchir sur la nature de l’univers et sur les règles de la société. Pour le relire, il faut savoir saisir au vol une mémoire ou une idée, jaillissant en un instant de danger.

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