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Chanter à partir d’une autre vie

Lamiaa Alsadaty , Mercredi, 07 février 2024

L’utilisation de l’Intelligence Artificielle (IA) a donné lieu à des craintes dans l’univers des arts, notamment par rapport aux droits d’auteur. L’industrie musicale ne fait pas exception.

Chanter à partir d’une autre vie

L’ia va-t-elle bouleverser l’industrie musicale ? La question se pose de manière constante. Réentendre Michael Jackson chanter « I feel it coming » de The Weekend, faire chanter John Lennon, 43 ans après sa mort avec les Beatles. La liste des stars aujourd’hui disparues, dont la voix ne cesse de résonner dans les quatre coins du monde, est longue. C’est la dernière innovation en date : des « Deepfakes » musicaux.

Il s’agit de nourrir un logiciel capable de reproduire des voix en lui donnant des extraits de celles que l’on veut imiter, ou de créer, de manière automatique, des musiques originales dans différents styles musicaux. Une fois bien nourri, le logiciel est ainsi entraîné à apprendre sur une vaste quantité de données musicales préexistantes des morceaux de musique, des partitions, etc. Il apprend même à reproduire la voix, son timbre, son rythme, ses intonations.

L’astre de l’Orient

La voix de la diva Om Kalsoum ne fait pas exception. Le chanteur et compositeur égyptien Amr Moustapha a lancé, il y a quelques mois, sur ses comptes officiels de réseaux sociaux, une nouvelle chanson qu’il a écrite et composée lui-même. La surprise fut qu’elle soit interprétée par Om Kalsoum par le biais de l’IA. Un acte qui n’est pas passé inaperçu. Pour certains, « Om Kalsoum est une icône. Et il n’est pas question de toucher à sa voix », pour d’autres, « faire chanter Om Kalsoum est une manière de la faire revivre ».

Le producteur Mohsen Gaber, le mandataire représentant la famille de la diva, s’est opposé à la réinterprétation de ses chansons en utilisant l’IA, dans un communiqué de presse, annonçant : « Personne, y compris l’artiste Amr Moustapha, n’a le droit d’utiliser l’IA pour réutiliser la voix ou le nom de la diva, du fait qu’il y a des droits moraux éternels et imprescriptibles ».

Le chanteur Amr Moustapha a déclaré à Alarabiya.net que le son présenté dans la chanson est produit par l’IA, un fait clarifié, selon lui, sur le clip, afin de préserver les droits. Il a ajouté que ni les paroles ne sont la propriété du producteur qui s’est opposé à la chanson, ni les mélodies. « De quel droit parle-t-il ? », s’est-il interrogé.

Par ailleurs, le compositeur Salah El Charnoubi s’oppose à cette technologie en la jugeant « dangereuse ». « Je pense qu’elle va à l’encontre des droits de propriété intellectuelle. Les responsables doivent s’attaquer à ce phénomène, et chacun doit y prêter attention. Ce sont des chansons avec la voix de chanteurs qui n’ont pas mis en réalité leurs voix dessus », dit-il.

Un enchaînement de questions

En effet, l’IA pose plusieurs interrogations sur les plans technique, créatif et juridique. Boomy, Loudly, Unchained Music, Soundful … autant de programmes dotés d’IA qui utilisent des algorithmes pour produire et modifier la musique dans différents formats. Offrent-ils de nouvelles possibilités créatives aux artistes qui peuvent se servir des compositions générées comme source d’inspiration et confectionner de nouveaux sons ?

« Au niveau de l’ingénierie, c’est vraiment impressionnant. Ces logiciels utilisant des logarithmes permettent d’analyser des morceaux de musique ou des chansons et de fournir des solutions de mixage et de mastering sur mesure. Ceci rend les morceaux plus soignés et plus professionnels en quelques clics », explique Waël Elmahalawy, ingénieur de son et professeur des théories de la composition musicale à l’Université américaine du Caire. Et d’ajouter : « Ces logiciels n’offrent pas encore de propositions lorsqu’il s’agit de mélodies orientales. Car pour le moment, l’IA vise les mélodies occidentales. Et lorsque Amr Moustapha s’est lancé dans l’expérimentation de l’IA avec la voix d’Om Kalsoum, il avait fait en sorte qu’elle interprète une mélodie plutôt occidentale. Toutefois, l’IA sera bientôt applicable à la musique orientale. Il n’est pas question de freiner la technologie ».

Bien que pratiques, les générateurs de musique par IA soulèvent néanmoins des interrogations quant à leur usage, notamment en rapport à la création artistique. La machine remplacera-t-elle le compositeur ? « Tout auteur devrait avoir une palette de sons et d’harmonie pour élaborer une bande musicale. Se servir de l’IA, sans avoir les connaissances musicales requises, aurait sans doute des résultats catastrophiques. Ceci ressemblerait à ceux qui ont recours à Google Translate sans avoir aucune connaissance de la langue vers laquelle on cherche à traduire », explique le compositeur Amr Ismaïl, pour qui la charge émotionnelle, élément fondamental de la musique, restera une empreinte et une identité caractérisant chaque compositeur à part. Une opinion approuvée par Elmahalawy qui conçoit la présence de deux types d’artistes : les vrais qui prennent le temps d’inventer et de créer, et ceux qui sont plus pratiques, pour ne pas dire « plus commerciaux », qui se servent de l’IA pour une efficacité et une rentabilité sûres.

Faux succès

Mais, est-ce un droit d’innovation et d’expérimentation ou un vol d’identité et de droits d’auteur ? « C’est un moyen de se construire un faux succès, puisqu’il est basé sur le succès des autres. Il ne faut absolument pas se passer des enjeux éthiques : composer une bande selon le style John Williams sera une bande de John Williams. Comment oser s’approprier cette production ? De même, faire chanter Om Kalsoum ou n’importe quelle star disparue ne constituerait-il pas une certaine transgression ? Car la star aurait pu refuser d’interpréter cette chanson à cause de sa mélodie ou de ses paroles », affirme Ismaïl.

La problématique est plus large, puisqu’avec ces technologies, les maisons de disques pourront décider de sortir des albums sans même avoir besoin de faire chanter les artistes, et donc en les payant moins ou en ne les payant même pas. En outre, les services de streaming, les stations de radio et autres éviteront-ils de plus en plus de payer des « droits » aux êtres humains pour diffuser de la musique ? « Une enquête récente menée par la SACEM (Société française des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) et la GEMA (Société allemande de gestion des droits d’auteur), auprès de 15 000 créateurs et éditeurs, dévoile des inquiétudes vis-à-vis de l’usage de l’IA. Ceci, puisque 71 % des personnes interrogées craignent que l’IA générative ne permette plus aux créateurs de musique de vivre de leur travail à l’avenir », souligne Achraf Elsarkhogly, compositeur et directeur du département de développement et de suivi à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs d’Egypte (SACEREAU).

Celle-ci est issue de la société française des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) pour être son premier siège au Moyen-Orient. Etant une société de gestion des droits des artistes et interprètes en France et en Europe, la SACEM offre trois services principaux : la collecte et la distribution des redevances, la promotion des créateurs et la défense des droits de ses membres.

Selon Elsarkhogly, c’est la loi 82 de 2002 qui gère les droits de la propriété intellectuelle en Egypte. Celle-là concerne les paroles, les mélodies et les droits de publication. La voix n’en fait pas partie. « Si quelqu’un utilise la voix réelle ou fausse (générée par l’IA), la SACEREAU n’aura aucune action légale contre lui en termes de droits d’auteur en ce qui concerne l’enregistrement sonore », explique-t-il. Et d’ajouter : « Lors de la promulgation de la loi 82, il n’y avait pas cette révolution technologique dont il est question aujourd’hui. Il est temps de revisiter les législations, en ayant recours aux créateurs ».

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