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Le pouvoir judiciaire touché au coeur

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 27 novembre 2012

L'appel à la grève jusqu'à l'abrogation de la déclaration constitutionnelle a été largement suivi par la plupart des tribunaux. Les magistrats s'affirment déterminés alors que la tension continue de monter.

Pouvoir
Les juges, en colère, refusent l'atteinte à leur indépendance. (Photo: Medhat Abdel-Méguid)

Qui va gagner ? La loi de la force ou la force de la loi ? Une équation qui résume le conflit entre les juges et le pouvoir politique. Un pou-voir détenant déjà l’exécutif et le législatif et qui vient de s’octroyer le judiciaire par décret présidentiel. Samedi après-midi, en face du Palais de justice qui arbitrait l’assemblée générale extraordinaire du Club des juges, la scène était chaotique.
Des cris « pour » et d’autres « contre » la déclaration constitutionnelle se mélangeaient alors que la situation se dété-riorait suite à des coups de feu tirés en l’air par les forces de sécurité.A l’intérieur du bâtiment, l’ambiance aussi était tendue. Les juges étaient venus protester contre « une attaque sans précédent contre l’indépendance du pouvoir judiciaire et ses jugements », selon les termes d’Ahmad Al-Zend, président du Club des juges. Toutes les forces politiques étaient conviées à participer à la réunion. Même les avocats, en différend avec les juges, y ont assisté. « Mettons nos différends de côté et unifions la maison juridique ...
On vous suivra si vous faites une grève ou un sit-in », a lancé le bâtonnier de l’ordre des Avocats, Sameh Achour. D’une seule voix, les participants ont appelé à « la suspension du travail dans tous les tribu-naux et Parquets, à l’exception de ceux se chargeant des affaires de famille ou du renou-vellement des peines carcérales ». On appelait aussi à barrer la route aux « Juges pour l’Egypte », une formation qui a tenu une réu-nion parallèle à celle du Club des juges pour défendre le décret présidentiel. La constituante, autre sujet de discordeL’appel à la dissolution de « la constituante qui a négligé les demandes des juges » figurait aussi dans la liste des recommandations. Al-Zend a notamment critiqué la position du Conseil suprême des juges qui s’est contenté, selon ses termes, de présenter « un papier modeste » refusant la dernière déclaration constitutionnelle de M. Morsi. Une menace de retirer la confiance à cet organe a été votée lors de l’assemblée, si ses membres n’adoptent pas les recommandations de l’assemblée.
Faisant la sourde oreille, le Conseil suprême des juges appelait, pour sa part, les magistrats à faire marche arrière en ce qui concerne la sus-pension du travail dans les tribunaux. Pour l’assemblée générale des juges, la ren-contre de Mohamad Morsi avec le Conseil suprême est une provocation de plus. Mais pour le Conseil suprême des juges, il s’agit d’une tentative de parvenir à un compromis : la refor-mulation du second article de la déclaration pour que le décret présidentiel ne s’applique qu’aux décisions ou textes législatifs relatifs à des « domaines de souveraineté ». Un compromis refusé par la majorité des juges qui exigent une annulation pure et simple de la déclaration. A la tête de la contestation, les juges sont désormais entrés dans l’arène politique. Des pouvoirs limitésDans sa déclaration controversée, le prési-dent Mohamad Morsi a largement limité le pouvoir judiciaire en stipulant que les déclara-tions constitutionnelles, décisions et lois émises par le président sont « définitives » et ne peuvent être renvoyées en appel tant que ne sera pas achevée la nouvelle Constitution. Le président a par ailleurs accordé l’immunité au Conseil consultatif et à l’assemblée consti-tuante dont le sort devait être déterminé par la Haute Cour constitutionnelle le 2 décembre. Le président avait d’ailleurs durci le ton envers les juges de cet organe lors de son dis-cours devant le palais d’Ittihadiya, les accusant d’avoir annoncé à l’avance les verdicts de ces deux procès. Selon une source juridique qui a requis l’ano-nymat, « le président a un problème à cause de conseillers qui ne connaissent rien en termes légaux et qui le mettent dans des situations embarrassantes. Morsi a confondu le rapport des mandataires de la Haute Cour qui deman-dait l’invalidation de la constituante et du Conseil consultatif avec le verdict du juge ».
La Haute Cour constitutionnelle lance deux défis : ignorer la nouvelle déclaration constitu-tionnelle et mener à terme les procès fixés au 2 décembre prochain. Rupture de sermentPour l’expert juridique Ibrahim Darwich, le président n’a pas tenu son serment de respecter la loi et la Déclaration constitutionnelle de mars 2011 qui lui a donné sa légitimité. L’article 21 de la Déclaration constitutionnelle de 2011 interdit, en effet, toute atteinte aux verdicts des juges. « A mon avis, de telles déci-sions ont fait perdre à Morsi sa légitimité et son poste de président de la République », ajoute-t-il.Selon les juges, le plus grave dans cette déclaration est qu’elle « viole profondément la loi », puisque le président s’est octroyé le droit de nommer le procureur général par décret. Mais la loi rend impossible sa destitution, sauf en cas de démission ou d’incapacité de travail.
La première tentative de destituer le procu-reur général, Abdel-Méguid Mahmoud, avait échoué, Morsi était revenu sur sa décision sous la pression des juges. Les juges, en colère, refusent l'atteinte à leur indépendance. Medhat Abdel-Méguid « On ne veut pas personnaliser le conflit dans la personne de Abdel-Méguid, mais on proteste contre l’usage de moyens inconstitutionnels selon lesquels le procureur a été destitué », précise une source proche des magistrats. Une longue histoire de conflitsNasser Amin, directeur du Centre de l’indé-pendance des juges, explique par ailleurs que l’Egypte est passée par des périodes « de mas-sacres des juges », mais qu’aucun régime n’avait osé toucher si profondément l’indépen-dance judiciaire. En 1969, Gamal Abdel-Nasser avait mis à la retraite 189 juges qui avaient refusé d’adhérer à son parti. En 1980, la Cour de Sûreté d’Etat avait refusé de condamner des islamistes impli-qués dans l’assassinat d’Anouar Al-Sadate, parce que leurs aveux avaient été obtenus sous la torture. Enfin, en 2005, le Club des juges, dominé par des magistrats réformistes, s’était opposé à Moubarak qui avait annulé la supervi-sion des juges sur les élections présidentielles.L’affrontement entre les juges et le régime au pouvoir ne date donc pas d’hier. Depuis plu-sieurs mois, la confrérie ne cesse d’accuser la justice d’être « politisée et liée à l’ancien régime ». En effet, la majorité des jugements vont à l’encontre des Frères musulmans, à com-mencer par l’écartement de leur candidat à la présidentielle, Khaïrat Al-Chater, qui a obligé les Frères à trouver une autre alternative. La dissolution de l’Assemblée du peuple et celle de la première assemblée constituante, deux instances dominées par les Frères musul-mans, ont aussi été un coup dur. Enfin, le ver-dict sur l’inconstitutionnalité de la loi d’isole-ment politique — qui a donné une chance à Ahmad Chafiq de participer à la présiden-tielle — a parachevé le clivage entre les juges et les Frères. Mais avec l’arrivée de Morsi au pouvoir, le conflit prend désormais la forme d’une guerre ouverte entre le pouvoir judiciaire et exécutif.
Dès son investiture, Morsi a publié un décret pour rétablir le Parlement dissous, décret à nouveau refusé par les instances judiciaires. « L’institution judiciaire est aujourd’hui considérée comme la seule instance qui tient bon face au nouveau régime », avance Nasser Amin. Le risque est désormais que le conflit s’étend à l’ensemble de la population.
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