La chaîne Al-Jazeera semble garder la même ligne éditoriale sur l'Egypte.
(Photo : AFP)
Montrée du doigt depuis des années pour sa couverture biaisée de l’actualité égyptienne, la chaîne d’informations qatari
Al-Jazeera est observée de près depuis la réconciliation égypto-qatari conclue le mois dernier sous l’égide de l’Arabie saoudite.
Créée en 1996, Al-Jazeera, première chaîne d’informations arabe, s’est démarquée du reste du paysage audiovisuel de la région en donnant amplement la parole aux opposants des régimes arabes. Elle a toujours été un outil de pression aux mains du Qatar, et il semble que sa popularité bâtie au fil des années a permis à Doha de l’utiliser pour réaliser des intérêts politiques. Les tensions qui caractérisent les relations entre l’Egypte et le Qatar se sont répercutées sur sa manière de couvrir l’actualité égyptienne.
Après la révolution du 25 janvier 2011, Al-Jazeera Mubasher Misr est ainsi lancée et réalise un taux élevé d’audience. Beaucoup d’Egyptiens y voyaient la voix de la révolution de janvier. Mais avec l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir, la chaîne a vite manifesté un penchant pour la confrérie. Après la destitution du président islamiste, Mohamad Morsi, Al-Jazeera est devenue une tribune pour la défense de « la légitimité » du président destitué et de ses partisans. Une politique qui lui a valu un recul sur le plan de l’audience et de la crédibilité.
Cette politique éditoriale devrait être en principe modifiée après la réconciliation de novembre dernier entre l’Egypte et le Qatar. Mais un suivi des programmes diffusés sur Al-Jazeera Mubasher Misr montre que sa ligne n’a pas changé d’un iota. Dans sa couverture de l’actualité égyptienne, la chaîne se base presque exclusivement sur un seul point de vue, celui des Frères musulmans, et omet la plupart du temps de présenter le point de vue opposé, et lorsqu’elle le fait, c’est toujours d’une manière qui le tourne en dérision. Ainsi, Al-Jazeera parle toujours des manifestations contre le « coup militaire » et donne la parole aux familles des détenus des Frères musulmans victimes de « la répression sécuritaire implacable ». La chaîne critique en outre les « dérives du régime putschiste en Egypte ». Des événements souvent mineurs sont systématiquement « gonflés » ou présentés sur un ton exagéré. Ainsi, une manifestation de 100 personnes est présentée comme un « soulèvement populaire ». Par ailleurs, la chaîne ne fait jamais mention de la popularité du président Al-Sissi.
Ambiance hostile aux libertés
Jeudi 11 décembre, à midi, le présentateur égyptien et ardent défenseur des Frères, Alaa Sadeq, inaugure son programme sportif par un discours sur une ambiance hostile aux libertés. Le ton est loin d’être objectif ou impartial. « En Egypte, toujours sous l’emprise du régime issu du coup militaire que l’équipe d’Ahli a remporté la Coupe de la confédération. Les médias privés et publics putschistes ont critiqué la présence dans le stade du signe de Rabea (quatre doigts d’une main) et ont appelé à ouvrir une enquête. Quelle honte de voir un journaliste qui se rangeait auparavant du côté de l’opposition et prétendait être partisan des libertés lancer un tel appel. Je parle d’Ibrahim Eissa », dit Sadeq. Il fustige le « despotisme » du régime et ses partisans qui veulent, selon lui, « opprimer la liberté d’expression ». Le programme est ensuite interrompu pour une retransmission en direct d’Istanbul, où se tenait une conférence de presse sur le rapport de « la coalition internationale des libertés et des droits » sur le statut des droits de l’homme en Egypte. « Quelles remarques faites-vous sur les pays soutenant le coup d’Etat en Egypte? Et comment évaluez-vous les condamnations à mort collectives contre les Frères musulmans ? », demande le correspondant d’Al-Jazeera.
Les bandes-annonces diffusées entre les programmes gardent ce caractère instigateur. Des vidéos montrant des blindés de la police pourchassant des étudiants, des extraits de manifestations où les partisans de Morsi brandissent ses photos et scandent « A bas les militaires » et des témoignages des familles des « détenus politiques » passent tour à tour sur l’écran. A 15h, le programme « Le sujet du jour » discute avec le public un rapport de l’Organisme central des comptes sur la hausse des prix en Egypte. Le présentateur essaie de se montrer neutre, mais presque tous les appels téléphoniques critiquent la situation économique depuis « le coup militaire ». A 15h30, on diffuse un témoignage d’un détenu, l’universitaire Abdallah Chéhata. Son frère se plaint de « mauvais traitements et d’abus subis depuis plus de trois mois en prison ».
A 17h, Mohamad Kamel, membre du bureau politique du mouvement du 6 Avril, est l’invité de la chaîne. Il rappelle aux jeunes l’union entre les forces politiques et le ralliement du peuple durant la révolution du 25 janvier 2011. A 20h, c’est au tour d’un débat sur le rapport de HRW, recensant les abus des droits de l’homme dans les prisons égyptiennes, de passer. Les invités par satellite sont Ahmad Abdel-Hafiz, responsable d’une ONG, et Walid Charabi, membre du mouvement pro-Morsi « Juges pour l’indépendance ». Le premier n’a pas nié l’existence de certains abus individuels qui ne justifient pas les exagérations de l’Occident. Une justification qui ne tient pas la route pour Charabi, qui parle du « despotisme » qui règne en Egypte. Quant aux bulletins d’informations diffusés toutes les heures, le lexique est différent d’un présentateur à l’autre. Si certains appellent Sissi « le président égyptien », d’autres le qualifient, sans fard, du « chef du coup d’Etat ». Ce qui n’a pas empêché la chaîne de présenter une nouvelle sur la visite de Sissi en Jordanie ou la décision du gouvernement d’augmenter les salaires des retraités de 5%.
Ligne confuse
Selon le politologue Yousri Al-Azabawi, cette ligne éditoriale confuse révèle que Doha vacille entre une politique officielle récemment déclarée soutenant le régime actuel et une stratégie initialement liée aux Frères musulmans. « Les prochains mois diront si le Qatar a réellement changé de politique ou s’il n’a ni la volonté, ni la capacité de le faire. Dans tous les cas, il ne faut pas s’attendre à un changement dans l’immédiat. C’est vrai que Doha veut ménager les Etats-Unis et apaiser ses relations tendues avec les pays du Golfe, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il va arrêter immédiatement ses campagnes médiatiques hostiles au régime qui a destitué les Frères musulmans », estime Azabawi. Selon lui, le Qatar, allié farouche des Frères musulmans et qui a décidé de gommer ses différends avec l’Egypte en se ralliant à la position des pays du Golfe, ne semble pas encore décidé à les lâcher définitivement. Yasser Abdel-Aziz, expert en médias, évoque une autre dimension de l’affaire Al-Jazeera concernant l’éthique du métier. Selon lui, Al-Jazeera, comme d’autres chaînes privées, s’est transformé en un outil politique. « Il est temps de stopper cette guerre verbale et cette polarisation médiatique qui se font au détriment du professionnalisme et de la crédibilité des médias. L’apaisement médiatique entre Le Caire et Doha doit être mutuel », estime Abdel-Aziz, en allusion à l’hostilité des médias égyptiens envers l’Emirat.
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