Al-Ahram H
ebdo : Comment évaluez-vous le projet de loi du travail élaboré par le gouvernement ?
Rahma Réfaat : Le texte préliminaire de ce projet de loi, touchant une vaste tranche de la société, à savoir les ouvriers et les employés, est décevant. Il est en deçà des attentes des millions d’ouvriers qui se battent pour leurs droits depuis des années et qui s’attendaient à une loi qui les protège et favorise l’amélioration de leurs conditions financières et professionnelles. Les atteintes de quelques articles de ce projet aux droits ouvriers ne riment pas avec les textes de la nouvelle Constitution relatifs aux droits économiques et sociaux, qui devraient marquer un triomphe notable pour les droits des ouvriers.
— Quels sont les points les plus négatifs ?
— Le problème essentiel de texte, c’est qu’il n’a pas remédié aux failles de la loi en vigueur qui sont à l’origine du malaise ouvrier. On a toujours lutté pour la promulgation d’une loi permettant des relations équilibrées entre l’employeur et l’employé. Mais comme ses précédents, ce projet est venu renforcer l’hégémonie de l’employeur, privant l’employé de tous les outils pour défendre ses droits fondamentaux. Il est rempli d’articles contradictoires, laissant l’employé en proie à la précarité professionnelle. Cette loi confirme que le gouvernement s’aligne toujours sur les patrons et n’a pas su réaliser le poids réel des ouvriers dans cette équation.
— Précisément, quels sont les articles témoignant des injustices à l’égard des ouvriers ?
— Un des articles les plus curieux, c’est l’article 39 qui autorise le patron à réduire de 50 % le salaire des ouvriers en cas d’arrêt de travail dans l’entreprise, même si c’est pour des raisons forcées. Quelle logique pourrait justifier le fait de faire incomber à l’ouvrier la responsabilité des problèmes techniques ou administratifs ? Le limogeage arbitraire est apparemment interdit par la loi et exige du patron de se référer à la justice pour licencier un employé. Toutefois, un autre article sur l’annulation des contrats de travail, faisant de la relation employés-employeurs une relation contractuelle pouvant s’achever par la volonté d’une ou deux parties, élimine la protection qu’offre le premier article pour l’employé. La seule restriction qu’impose la loi à l’employeur, c’est de notifier l’employé de ce limogeage deux mois à l’avance. Plus ridicule encore, parmi les raisons permettant de licencier un ouvrier, figure le fait d’avoir participé à une grève illégale. Non seulement on prive l’ouvrier d’une protection juridique mais aussi on le désarme de tous moyens de défendre ses droits.
— Pensez-vous donc que les articles sur le droit de grèves et de sit-in soient à revoir ?
— Certes, parce qu’ils imposent des restrictions draconiennes sur le droit de grèves et de sit-in rendant leur organisation quasi impossible. Le texte interdit la grève dans les institutions « stratégiques » ou qui offrent des services vitaux, mais sans précision de ces significations. En fonction de la Convention internationale du travail, les institutions stratégiques sont uniquement l’armée et la police. Mais l’ambiguïté du texte donne prétexte au gouvernement de juger illégales toutes les grèves des ouvriers, des médecins ou des fonctionnaires. Par ailleurs, avant de décider la tenue d’une grève, il est nécessaire d’effectuer une sorte de sondage parmi les ouvriers, mais la loi leur interdit de collecter des signatures. Le sit-in est aussi soumis à des restrictions importantes. Outre l’interdiction des sit-in dans l’entreprise, s’ils empêchent les autres employés de travailler, la loi exige aussi de notifier le patron dix jours avant la tenue du sit-in lequel devra être organisé uniquement sous un étendard syndical avec un taux minimum de participation de 25 % des ouvriers. Il aurait mieux fallu stipuler qu’un ouvrier ne peut obliger un autre de rejoindre un sit-in au lieu de les interdire sur les lieux de travail.
— En dépit de l’accord conclu entre le premier ministre et l’Union des ouvriers sur la suspension des grèves pendant 1 an, les prémices d’une nouvelle vague de grèves apparaissent. Quelle est votre explication à cela ?
— Ce n’est pas surprenant. La reprise des grèves ouvrières dénote l’incapacité des gouvernements successifs à réaliser la justice sociale. Chacune de ces grèves révèle une injustice en plus des conditions de travail difficiles et des salaires dérisoires. Des problèmes qui se sont accumulés au fil des ans et qui ont mené à cette explosion. Le nombre de grèves ouvrières qui ont éclaté au cours des trois dernières années dépasse celles qui ont eu lieu au cours des dix dernières années du règne de Moubarak. Un indicateur qui révèle que les politiques du gouvernement optant toujours pour le capitalisme, qui ne prend pas en compte le rôle social de l’Etat, n’ont pas changé d’un iota. Cet appel à cesser les grèves dévoile en premier lieu une vision étatique bornée et hautaine du dossier des contestations ouvrières. A l’usine de « Méga textile » à la cité de 6 Octobre, une grève a débuté cette semaine parce que les ouvriers n’ont pas touché leurs salaires depuis 6 mois.
— Le projet de loi n’a pas marqué d’amélioration par rapport à la loi en vigueur ...
— Il existe certains articles positifs mais qui n’ont pas assez d’importance si on ne modifie pas les articles portant atteinte aux droits des ouvriers. En outre, il y a la représentation des syndicats indépendants aux négociations sur les politiques de travail. Ce qui constitue une reconnaissance officielle, pour la première fois, du pluralisme syndical. Le projet de loi a aussi remédié à une flagrante injustice en exigeant la ratification de la démission de l’employé par le bureau du travail. Cette procédure empêchera le patron d’obliger l’employé à signer d’avance une démission avant son embauche comme moyen de pression et de menace continuelle. La création d’un conseil national pour la sécurité professionnelle et la santé chargé d’assurer les soins médicaux, financiers et sociaux des employés était l’une des plus importantes revendications ouvrières à laquelle a satisfait ce projet de loi.
— Et en cas d’approbation sous sa forme actuelle, quelles seront les répercussions ?
— Il s’agira d’un retour à la case départ quand les prémices de la révolution de 2011 ont éclaté de l’usine de textile de Mahalla. La répression n’a jamais pu freiner les contestations ouvrières. La lutte se poursuivra jusqu’à l’adoption d’une loi digne des ouvriers. On risque aussi d’être réintégrés sur la liste noire de l’Organisation internationale du travail. La récente décision de retirer l’Egypte de cette liste de pays enfreignant les conventions internationales sur le travail a été motivée par l’instauration d’une nouvelle Constitution qui respecte les droits des ouvriers .
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