«
C’est la police qui nous a tiré dessus, moi et Amr Al-Sayed et a tué l’étudiant Mohamad Adel. Oui, elle a tiré à l’arme automatique alors qu’on couvrait les accrochages. De l’autre côté, je n’ai vu que des pierres et des feux d’artifice entre les mains des étudiants. Dès que la police a tiré massivement à l’arme automatique de l’extérieur de l’université, tout le monde a couru loin de la grille », raconte Khaled Hussein, journaliste à
Al-Youm Al-Sabie sur sa page
Facebook, avant d’effacer son témoignage le lendemain. A-t-il subi des pressions? Il refuse de le dire alors qu’il vient de quitter sa chambre au 5e étage de l’hôpital
Al-Qasr Al-Aïni. Son collègue Amr, lui, est toujours hospitalisé. Tous les deux ont été blessés par balles la semaine dernière, pendant que les forces de l’ordre tentaient de mater une manifestation d’étudiants Frères musulmans à l’Université du Caire.
Un communiqué du Parquet ne donne pas de détails sur la nature des balles, mais l’enquête serait en cours et une délégation officieuse du syndicat des Journalistes doit se rendre dans les prochaines 48 heures au Parquet pour y rencontrer le procureur et réclamer une accélération de l’enquête. Plusieurs dizaines de journalistes ont été gravement blessés durant l’exercice de leur métier, d’autres ont trouvé la mort. Pourtant, dans l’Egypte de la révolution, ces meurtres restent impunis. Aucun responsable n’a été incriminé et aucun accusé n’a été traduit en justice en dépit des témoignages multiples.
Mayada Achraf, journaliste au quotidien privé Al-Dostour, a ainsi été tuée fin mars d’une balle dans la tête alors qu’elle couvrait des affrontements entre policiers et partisans du président déchu Mohamad Morsi dans le quartier de Aïn-Chams. Selon le témoignage d’une collègue de Mayada, la police a tiré sur la journaliste dans le dos, mais le Parquet soupçonne des islamistes cagoulés de l’avoir tuée. Des suspects ont été arrêtés, d’après une source judiciaire parlant sous couvert de l’anonymat, qui s’abstient pourtant de donner plus de détails. La mort de Mayada porte en tout cas à dix le nombre de journalistes tués depuis la révolution qui a chassé Hosni Moubarak du pouvoir au début de 2011, dont 6 depuis le renversement de son successeur Mohamad Morsi le 30 juin (lire page 5).
Qui porte la responsabilité? Les organisations des droits de l’homme égyptiennes et étrangères pointent du doigt les forces de l’ordre. Eric Goldstein, directeur-adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch, dont l’organisation ne peut plus travailler en Egypte, affirme dans un entretien à l’Hebdo que la violence dont sont victimes les journalistes est le produit d’une intensification de la violence exercée par les forces de l’ordre pour mettre fin à ces manifestations. « Les journalistes ne sont pas spécifiquement ciblés mais sont victimes plutôt des mêmes pratiques qui ont entraîné la mort de plus d’un millier de manifestants depuis que le gouvernement intérimaire soutenu par l’armée eut pris le pouvoir le 3 juillet » (lire l’entretien en page 4).
Le syndicat des Journalistes a pris à son compte quelques mesures dites de protection mais le problème auquel il fait face est que la moitié des journalistes ne sont pas syndicalisés et donc, conformément à la loi, ne sont pas sous son mandat. Face aux 6000 journalistes syndicalisés, 5000 ne le sont pas, car ils ne sont pas embauchés par les institutions de presse, qui les considèrent souvent comme des « stagiaires » ou des « pigistes ».
Une manière de contourner la loi. Cette dernière, elle-même stérile, ne reconnaît pas un journaliste tant qu’il n’a pas de contrat et tant qu’il n’est pas membre du syndicat. Cette même loi ne reconnaît que la presse écrite. Ceux travaillant pour des sites d’information ou pour des télés ne sont pas couverts par la loi. « Qui est le journaliste? C’est aujourd’hui son identification qui pose problème », dit Diaa Rachwane, président du syndicat. Il vient de rencontrer samedi le ministre de l’Intérieur pour réclamer la mise en place d’une cellule de crise au syndicat et au ministère. Un officier serait chargé sur le terrain des questions des journalistes et 100 gilets pare-balles leur seront fournis. A ce jour, seuls 30 ont été livrés alors que le ministre de la Défense se serait engagé à en fournir d’autres. Parallèlement, les journalistes devraient commencer à s’entraîner au travail dans « les zones de combats » à partir de la semaine prochaine. « Nous avons écrit à 60 publications, seules 6 nous ont répondu », se lamente Rachwane qui tient une réunion ce mercredi avec tous les rédacteurs en chef égyptiens.
Des solutions sur le court terme, il ne le cache pas, « insuffisantes aussi », dit-il, « mais la protection des journalistes incombe à leurs institutions en principe ». La législation fait défaut aussi (lire article page 5). La Constitution ne permet que la fondation d’un seul syndicat pour chaque métier. « Il faudrait alors fonder un pour les journalistes électroniques et un autre pour les journalistes de télévision. Mais nous sommes obligés d’attendre l’élection du futur Parlement », précise Rachwane.
La situation inquiétante des journalistes et de leur conditions de travail doit être placée dans un contexte plus large, celui des libertés en Egypte. Les journalistes sont pris pour cible et parfois incarcérés en tant que terroristes. C’était le cas du journaliste d’Al-Masry Al-Youm Mohamad Abou-Deraa, déféré devant un tribunal militaire parce qu’il a osé publier une version des événements dans le Sinaï, par la voix des habitants, qui va à l’encontre de la version officielle. Une équiped’Al-Jazeera en langue anglaise a été incarcérée en décembre 2013 pour appartenance à « une organisation terroriste », en allusion à la confrérie des Frères musulmans.
Depuis plus de 8 mois, le journaliste de la même chaîne en arabe Abdallah Al-Chami a été arrêté et il n’y a toujours pas de charges contre lui. Censure, détention, meurtre, la liberté de la presse se détériore de façon alarmante. La chasse aux journalistes, égyptiens ou étrangers, ne fait plus aucun doute. L’Egypte a ainsi pris la place de la Somalie pour devenir le troisième pays le plus meurtrier pour les journalistes, derrière la Syrie et l’Iraq, selon le Comité pour la protection des journalistes. PourGoldstein, « tant que le gouvernement ne met pas fin à l’impunité dont jouit la police, les journalistes ne seront pas à l’abri du danger ».
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