Al-Ahram Hebdo : Depuis la chute de Morsi, certains redoutent une volonté de réinstaurer un Etat policier répressif. Une telle crainte est-elle justifiée ?
Ahmed Abd-Rabou : Les arrestations massives dans les rangs des islamistes, la comparution des civils devant des tribunaux militaires et la répression des manifestations appuient une telle hypothèse. La nécessité de rétablir le contrôle sur le territoire peut se comprendre, après de longs mois d’instabilité et de violence. Mais il est inadmissible que, sous l’étiquette de la lutte contre le terrorisme, on voie les principes de la démocratie et les libertés écrasés. Depuis le 30 juin, il existe un conflit latent au sein du pouvoir entre un courant qui résiste pour protéger les acquis de la révolution du 25 janvier et un autre optant pour le retour en force de cet Etat policier. Ce dernier use de la violence perpétrée par les islamistes depuis la destitution du président Morsi pour légitimer ces pratiques antidémocratiques. Mais cela ne minimise pas les abus et erreurs des Frères musulmans qui endossent la part du lion dans la dérive qu’a connue la révolution du 25 janvier et dans ce risque de revivre sous un régime plus répressif qu’auparavant.
— Beaucoup d’Egyptiens ne condamnent plus le recours de la police à la force. Comment expliquez-vous cette tendance ?
— C’est très inquiétant de voir aujourd’hui cette ambiance générale dominant la scène politique et la rue qui favorise le recours à la répression. Effrayés par la violence et par les actes terroristes perpétrés récemment, beaucoup ne conçoivent pas le danger de cette carte blanche donnée aux forces de l’ordre pour en découdre avec les islamistes.
— Cela veut-il dire que la campagne sécuritaire en cours contre les islamistes pourrait s’étendre à d’autres mouvements politiques ?
— Dans cet état flou, il n’existe aucune garantie que les opposants aux Frères musulmans ne soient demain la cible de campagnes d’intimidation, toujours au nom du maintien de l’ordre public et de la stabilité. Sous Moubarak, la marge de liberté d’expression s’est accrue au cours des cinq dernières années permettant la formation d’ « une conscience populaire résistive » aux pratiques répressives du régime. Un facteur aujourd’hui en régression et qui pourra déboucher sur un Etat beaucoup plus répressif que sous Moubarak. Le bras de fer qui se joue actuellement entre forces civiles et islamistes ne doit pas faire oublier que les partisans du retour de ce régime despotique sont encore aux commandes de « l’Etat profond ».
— Comment jugez-vous l’état de la liberté d’expression ?
— La liberté de parole, un autre acquis de la révolution, semble être aussi menacée au nom de la raison d’Etat. Depuis le 30 juin, les médias étatiques et privés semblent obéir à une seule ligne. Si on peut comprendre l’orientation des médias étatiques, toujours à la solde de l’Etat, ce qui est choquant a été la position prise par les médias privés censés être indépendants. Ces médias qui ont gardé, même sous Moubarak, une certaine distance face au régime se sont transformés subitement en porte-voix du régime : décrédibilisation de tous ceux critiquant les pratiques du pouvoir — même s’ils n’appartiennent pas aux Frères musulmans — élimination des figures du courant « démocrate réformiste » comme l’ex-député Amr Hamzawi des écrans des chaînes privées et réapparition répétitive des écrivains, des politiciens et des experts sécuritaires appartenant au régime de Moubarak et faisant l’éloge de la solution sécuritaire. La liberté de la presse est malmenée.
— Au niveau politique, quels indices laissent penser à un retour probable d’un régime autoritaire ?
— Je constate un reflux notable du courant démocrate réformiste en faveur des militaires. Suite à une année de tourmente sous le pouvoir des islamistes, les Egyptiens semblent accepter que les militaires gardent la main sur le processus politique. Profitant de cet état de soutien populaire à l’armée, des politiciens et des écrivains soutiennent l’idée que les civils ne sont pas capables de gérer le pays durant cette période critique. Comme si l’intégration de l’armée à la vie politique était devenue une réalité intouchable ...
Les textes de la nouvelle Constitution posent une question : est-on face à l’instauration d’un nouveau régime ou face à une reproduction de celui de Moubarak avec de nouvelles figures ? Autrefois cité dans la Constitution de 2012, le terme de « révolution du 25 janvier » a été supprimé dans la nouvelle version. L’article stipulant la non-intervention de l’armée dans la vie politique a été aussi annulé.
L’interdiction des partis politiques à référence islamique n’est qu’une manoeuvre visant en premier à reprendre le contrôle sur la création des partis politiques. Si l’Etat est sérieux dans son intention d’interdire l’amalgame entre politique et religion, il aura dû introduire des critères clairs et nets interdisant ce mariage. A l’époque de Moubarak, cette interdiction de travail politique sur base religieuse existait, mais n’a jamais pu freiner la prolifération des islamistes dans la vie politique. Tous les partis islamistes créés sous le pouvoir du Conseil militaire n’ont pas révélé leur référence religieuse.
Bref, sous prétexte d’interdire la création de partis religieux, le gouvernement pourra se permettre de décider du sort de la création des partis comme auparavant.
— Et en ce qui concerne le volet économique ?
— Le plan économique d’urgence annoncé par le gouvernement intérimaire fait la part belle aux mesures sociales : augmentation du salaire minimum dans la fonction publique, exonération des frais de scolarité dans les écoles publiques et baisse des produits de consommation courante. Néanmoins, c’est le prochain gouvernement élu qui sera mis face aux réformes structurelles de l’économie et à la concrétisation de la justice sociale. Mais jusqu’à présent le système économique demeure un système libéral visant à restreindre le rôle social de l’Etat.
— Parle-t-on d’un fiasco quasi total de toutes les revendications de la révolution du 25 janvier ?
— En dépit de tous ces indices négatifs, il ne faut pas être pessimiste. Dans cette équation compliquée, il ne faut pas oublier le rôle des jeunes révolutionnaires qui résisteront coûte que coûte pour protéger leurs rêves d’un Etat démocrate qui respecte les droits et les libertés. Il ne faut pas non plus parier sur le soutien populaire actuel pour les militaires. Si les Egyptiens — qui n’ont vu jusqu’à présent aucune amélioration de leurs conditions de vie — patientent c’est parce qu’ils sont convaincus que l’Etat est aujourd’hui impliqué dans la lutte contre le terrorisme. Mais à moyen terme, si aucune amélioration palpable ne touche la vie des Egyptiens, une nouvelle vague de révolution se déclenchera.
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