Deux mois avant l’élection du président Morsi, la tension entre les Frères et le Conseil militaire au pouvoir était montée d’un cran. La dispute tournait autour de la performance du premier ministre de l’époque, Kamal Al-Ganzouri. Dans une menace à peine voilée adressée à la confrérie, le Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) exhorte les Egyptiens à «
être conscients des leçons de l’Histoire ». Une allusion à l’époque de Nasser. Le
raïs avait banni la confrérie, forçant ses membres à travailler dans la clandestinité ou en exil. Mais lorsqu’on interrogeait les Frères sur une possible répétition du scénario de 1954, ils s’en moquaient et disaient que «
l’Histoire n’est pas à refaire ».
Le sort de la confrérie et de ses membres n’est pourtant pas loin de celui des années 1950. Le processus de neutralisation de la confrérie est en marche, et rien ne semble, du moins pour le moment, capable de l’arrêter. Epaulées par une rue désormais hostile aux Frères, les forces de sécurité ont renforcé leur poigne contre leur ennemi traditionnel.
Même s’ils en ont l’habitude, les dirigeants de la confrérie, en particulier son guide suprême Mohamad Badie, son numéro deux Khaïrat Al-Chater, et le président du Parti Liberté et justice, bras politique des Frères musulmans, Saad Al-Katatni, parmi d’autres, sont déjà incarcérés. Ils ont opté pour la confrontation et refusé d’accepter la destitution de leur frère Morsi. Comme du temps de Nasser, ils n’ont pas été en mesure de jouer d’égal à égal avec le régime en place. Leurs manifestations ont été rapidement réprimées et des figures-clés de l’organisation ont été limogées ces derniers jours dans les universités ou les administrations de l’Etat « suite à une absence injustifiée ».
Parallèlement, les cours de justice s’activent. Les biens de la confrérie sont confisqués et ses activités sont gelées. Un tribunal du Caire a ainsi interdit la semaine dernière les activités du groupe en tant qu’organisation non gouvernementale et de toutes les institutions qui lui sont affiliées. La confrérie en elle-même n’a pas de statut légal mais depuis mars dernier, craignant une dissolution imminente, les Frères musulmans avaient créé une organisation non gouvernementale portant le nom de « Frères musulmans », pour servir de façade à la confrérie. Elle était d’ailleurs censée respecter les règles d’une ONG, soit l’interdiction d’exercer la politique et la soumission à un contrôle financier, tandis que le guide suprême devrait être remplacé par un directeur d’association. Ce qui n’a certes pas été le cas.
Le procès intenté par un membre du parti du Rassemblement (gauche) appelait à l’interdiction des activités des Frères musulmans pour « avoir fondé un groupe armé contraire à la Constitution et aux lois ».
Le Conseil des ministres s’est empressé d’exécuter le verdict et prévoit la formation d’un comité indépendant pour gérer les fonds, les biens immobiliers et mobiliers confisqués aux Frères musulmans, dans l’attente de l’énoncé d’un verdict final. Une tâche des plus compliquées puisque théoriquement les activités des Frères dans le domaine scolaire, médical ou caritatif ne sont pas traçables. Aucune d’entre elles n’est enregistrée au nom de la confrérie même, mais appartient plutôt à des particuliers, membres ou non de la confrérie. La plupart de ces établissements sont enregistrés auprès du ministère de la Solidarité et leurs noms ne font pas référence à la confrérie. Idem pour les activités commerciales, où il serait quasi impossible de dresser un tableau exhaustif de la part des Frères dans l’économie.
Un verdict voué à l’annulation
Par le passé, Moubarak se contentait de geler et confisquer les biens de quelques hommes d’affaires des plus puissants, pas plus.
La confrérie en elle-même ne peut être dissoute, puisque inexistante selon la loi, et l’interprétation du verdict fait encore débat parmi les juristes. Le professeur de droit, Mohamad Nour Farahat, estime que le verdict est politisé et voué à l’annulation.
Il affirme que la Cour qui a examiné le dossier « n’est pas compétente pour confisquer des fonds. Cela est la mission du procureur général avec la Cour pénale alors que l’interdiction des mouvements, partis ou groupes relève de la compétence de la justice administrative ». Le Parti Liberté et justice a déjà rejeté cet arrêt et annoncé par la voie de son porte-parole, Hamza Zawbaa, l’intention de faire appel.
Il estime que « ce qui arrive aux Frères musulmans marque le retour de l’Etat policier, après sa défaite au cours de la révolution du 25 janvier ». L’impact concret du verdict est encore difficile à évaluer, surtout que l’interdiction des activités des Frères musulmans était attendue depuis longtemps, et un procès était en cours à l’époque même de Morsi. Le verdict avait même été précédé par une décision des autorités de geler les avoirs d’une quinzaine de dirigeants des Frères musulmans et ne fait ainsi que marquer un pas supplémentaire dans la campagne de répression contre le groupe accusé de « terrorisme ».
C’est l’aile politique de la confrérie qui est, temporairement, épargnée. Le Parti Liberté et justice, qui était le symbole de la fin de la clandestinité de la confrérie depuis qu’elle était officiellement « interdite mais tolérée ». La commission chargée d’amender la Constitution a convenu d’un texte interdisant la création de partis à caractère religieux. Ainsi dans l’article sur la création des partis, on a ajouté un texte sur « l’interdiction de la création de partis à caractère religieux ou menant des activités politiques à caractère religieux ». Un texte qui menace l’ensemble des partis dits religieux créés depuis la chute de Moubarak en 2011.
Officiellement, c’est sous cette bannière du Parti Liberté et justice qu’ont été élus la moitié des députés de l’Assemblée du peuple (Chambre basse du Parlement) dissoute, et ce sont ces députés qui avaient permis à Mohamad Morsi de se porter candidat à la présidentielle. Ce sont aussi les membres de ce parti qui ont constitué la moitié de l’assemblée constituante qui a rédigé la Constitution fin 2012.
Remise en question
Mais le parti n’est au fond qu’une façade officielle de l’action politique exercée par la confrérie. « Nous savions tous que c’était la confrérie qui définissait la politique de ses membres, du parti et même de l’Etat », explique le politologue Wahid Abdel-Méguid. Et désormais, ce parti est le seul canal qui lui permet de se mêler au jeu politique.
Dans un communiqué publié depuis Londres, l’organisation a répété que son existence ne pouvait être remise en question. Mais un retour à la clandestinité ou à l’exil semble de nouveau un passage obligé pour les Frères. Leur bureau médiatique oeuvre désormais depuis Londres. Les Frères musulmans disposaient déjà d’un centre de recherche dans la capitale britannique à partir duquel l’organisation était dirigée et qui servait aussi de bureau de relations publiques. Il a permis aux Frères, notamment via la famille Al-Haddad, de fonder un réseau de relations avec les médias et responsables européens. Cette organisation internationale des Frères musulmans joue un rôle déterminant dans l’élaboration des stratégies. Mais quelle sera l’efficacité d’une confrérie réduite à la diaspora ? Le chercheur Achraf Al-Chérif, spécialiste des mouvements islamistes, croit que « la future stratégie de la confrérie est difficile à prévoir ». Dans une étude de Carnegie Endowment intitulée « Quel chemin choisiront les Frères d’Egypte ? », il trace les différents scénarios face à la confrérie, allant de l’intégration au sein du processus mené par le gouvernement intérimaire, à la violence à l’algérienne ou la déstabilisation du régime en place. D’après lui, la survie du mouvement exige désormais des changements idéologiques globaux. « Une transformation positive profonde de l’organisation, qui entraîne des changements dans l’idéologie, les tactiques et les buts, est nécessaire pour qu’elle devienne un acteur à part entière dans un système politique égyptien véritablement démocratique », écrit-il. Un changement dans l’immédiat ? Il ne faut pas s’y attendre.
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