« Selon la Constitution, j’ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l’Etat et le peuple tunisien », a dit Kais Saïed. (Photo : AP)
Coup de théâtre en Tunisie. Dimanche 25 juillet au soir, après une journée de manifestations, le président tunisien, Kais Saïed, prend des décisions rocambolesques : gel des travaux du parlement et limogeage du premier ministre. Le président s’est aussi octroyé lui-même le pouvoir exécutif. «
Selon la Constitution, j’ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l’Etat et le peuple tunisien », a déclaré M. Saïed à l’issue d’une réunion d’urgence au Palais de Carthage avec des responsables des forces de sécurité. Il a aussi annoncé la levée de l’immunité parlementaire de tous les députés. «
Nous traversons les moments les plus délicats de l’histoire de la Tunisie », a ajouté le chef de l’Etat, engagé depuis des mois dans un bras de fer avec le principal parti parlementaire, Ennahdha. «
Selon la Constitution, j’ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l’Etat et le peuple tunisien », a-t-il dit, suscitant une vague d’enthousiasme dans les rues de Tunis et dans plusieurs grandes villes du pays.
Le lendemain, le président tunisien a limogé le ministre de la Défense, Ibrahim Bartagi, et la porte-parole du gouvernement, Hasna Bin Slimane, également ministre de la Fonction publique et ministre de la Justice par intérim. Kais Saïed a également émis un décret présidentiel stipulant l’instauration d’un couvre-feu sur l’ensemble du territoire de 19h à 6h à compter du lundi 26 juillet jusqu’au vendredi 27 août.
Le chef de l’Etat tunisien avait plusieurs fois menacé ces dernières semaines de devoir agir pour dénouer la crise politique que traversait la jeune démocratie tunisienne. Ses décisions interviennent suite à une journée de protestations, mais aussi à des mois de crise. Dimanche 25 juillet, plusieurs milliers de Tunisiens sont descendus dans les rues de plusieurs villes, dont la capitale. A Tunis, les manifestants se sont rassemblés devant le parlement, criant des slogans hostiles à la formation d’inspiration islamiste Ennahdha et au désormais ex-premier ministre qu’elle soutient, Hichem Mechichi. « Changement de régime », était-il également inscrit sur des pancartes. L’opinion publique est exaspérée par les chamailleries entre partis au parlement et par le bras de fer entre son chef, Rached Ghannouchi, aussi chef de file d’Ennahdha, et le président Kais Saïed, qui paralysent les décisions. Elle dénonce aussi le manque d’anticipation du gouvernement face à la crise sanitaire, laissant la Tunisie à court d’oxygène. Avec ses quasi 18 000 morts pour 12 millions d’habitants, le pays a l’un des pires taux de mortalité au monde.
Deux ans de blocage
En fait, cela fait des mois qu’un bras de fer se tient entre Ennahdha — dont les députés sont majoritaires à l’Assemblée — et la présidence, paralysant le gouvernement et désorganisant les pouvoirs publics. Une impasse politique qui s’ajoute à une crise économique et sociale qui épuise désormais la population et à laquelle est venue se greffer la crise sanitaire due au Covid-19. De quoi nourrir la colère des Tunisiens descendus par milliers dimanche 25 juillet dans les rues de Tunis et dans plusieurs grandes villes du pays, en dépit d’un couvre-feu. « Ce qui a envenimé la crise politique qui dure depuis plus d’un an, c’est la mauvaise gestion de la crise du coronavirus par le gouvernement, alors que la Tunisie a connu ces dernières semaines une situation sanitaire catastrophique », explique ainsi Dr Mona Soliman, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire. Selon elle, les décisions présidentielles s’expliquent par deux raisons : « D’abord pour répondre aux manifestations du 25 juillet, auxquelles les partisans d’Ennahdha ont répondu par la violence, ce qui aurait pu dégénérer. Ensuite, selon des informations du renseignement, les partisans d’Ennahdha seraient en train de préparer plusieurs actes de violence. C’est ce qui a poussé le président tunisien à agir et à prendre ces décisions qui représentent une sorte de révolution constitutionnelle contre le pouvoir d’Ennahdha ».
Pour comprendre comment le pays s’est retrouvé dans une telle crise politique, il faut se replonger deux ans en arrière. Si l’élection présidentielle de 2019 a vu l’arrivée au pouvoir de Kais Saïed, un candidat indépendant, et plutôt progressiste, élu avec plus de 72 % des voix, les législatives n’ont pas permis de constituer une majorité absolue qui puisse à la fois guider les décisions du parlement et du gouvernement. La crise s’est accentuée en janvier dernier, lorsque Hichem Mechichi avait décidé d’un remaniement en janvier, en nommant des ministres dont certains sont « soupçonnés de corruption et de conflits d’intérêts », selon la présidence, qui a refusé de leur faire prêter serment.
C’est l’absence de majorité politique claire qui a nourri le blocage institutionnel. Or, la Constitution de 2014 prévoit un régime parlementaire mixte. Mais la mosaïque de partis qui le compose et les désaccords autour de la personnalité clivante de son président, le leader du parti islamo-conservateur Ennahdha, Rached Ghannouchi, ont accentué les problèmes au sein de l’Assemblée. Comme prévu, ce dernier a qualifié de « coup d’Etat » les décisions de Kais Saïed. Ces mesures visent à « changer la nature du régime politique en Tunisie et le transformer d’un régime démocrate parlementaire en un régime présidentiel, individuel et autoritaire », a-t-il estimé dans une déclaration publiée sur la page officielle d’Ennahdha. Ce à quoi le président a répondu en réaffirmant que ses décisions étaient « constitutionnelles » (voir sous-encadré). « Il s’agit en effet de décisions tout à fait conformes à la Constitution, Kais Saïed est à l’origine un professeur de droit international, il ne va certainement pas courir le risque de prendre des décisions anticonstitutionnelles », estime Dr Mona Soliman. « Aussi, la majorité des Tunisiens, hostile aux islamistes, responsables de la déliquescence de l’Etat tunisien et de la situation catastrophique, économique et sanitaire du pays, les forces de sécurité, la majorité des partis et l’influente Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) ont soutenu les décisions présidentielles », ajoute-t-elle.
Mais ce soutien est-il suffisant pour bannir à jamais les islamistes ? Menaçante, la formation a souligné que ses « partisans (...), ainsi que le peuple tunisien défendront la révolution ». « Le risque existe, trois scénarios sont envisageables et l’un d’eux est justement un risque d’instabilité, notamment après ces appels d’Ennahdha. Il y a un risque d’affrontements et l’issue dépendra de la capacité des forces de sécurité à faire face à la violence des islamistes. Et je pense qu’elles pourront. Mais si l’armée ne parvient pas à maîtriser la situation, cela conduira à un autre scénario, celui d’une instabilité qui frôle le conflit civil et aggravera les crises sanitaire et économique », explique la chercheuse. « Ennahdha est capable de semer la zizanie s’il obtient un soutien de l’étranger. Bien sûr, comme les Frères musulmans ailleurs, ils ont une propension à la violence. Le danger est l’infiltration d’éléments terroristes à partir de la Libye voisine qui commettent des attentats. Ennahdha va tout faire pour sa survie, la Tunisie étant le dernier pays où les Frères ont toujours une présence », ajoute-t-elle. Et de conclure : « La Tunisie a besoin du soutien arabe et international pour que soit appliquée la feuille de route annoncée par le président, avec la tenue d’élections anticipées l’année prochaine avec éventuellement une révision constitutionnelle. Soit une période transitoire. Dans ce cas, Ennahdha ne pourra rien faire ».
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