Une grande réalisation humaine qui a changé le visage de l’Egypte et dont les impacts restent omniprésents. Le projet colossal du Haut-Barrage d’Assouan dont la construction hantait l’esprit du président défunt Gamal Abdel-Nasser, depuis son accession au pouvoir en 1954. Le 15 janvier 1971, le rêve de Nasser s’est concrétisé avec l’inauguration du Haut-Barrage. Il s’agit, selon les experts et les organisations internationales, du plus important projet à l’histoire du pays. Son immense réservoir fut nommé en l’honneur du président Nasser, et son remplissage fut achevé en 1979. L’occasion coïncide avec les 103 anniversaires de son initiateur, le président Nasser, icône du nationalisme et du panarabisme (voir encadré). Bien que le Haut-Barrage (4 km) ne soit pas le plus grand du monde, il constitue une réelle prouesse d’ingénierie, avec 114 m de hauteur au-dessus du Nil, une épaisseur de 1,5 km à sa base et une capacité de stockage de 162 milliards de m3 d’eau par an dans le lac Nasser et ses douze turbines, produisant 10 milliards de kilowatts d’électricité par an. Un édifice qui, selon les experts, continue à donner vie et développement jusqu’à nos jours à l’Egypte en accroissant ses ressources énergétiques à 50 % et augmentant de 30 % la superficie des terres cultivables.
Dans un rapport publié par la Commission internationale pour les barrages et les grandes entreprises, le Haut-Barrage a été à l’avant-garde de tous les projets et a été choisi par la Commission internationale comme le plus grand projet d’ingénierie construit au XXe siècle. En 2020, 311 millions de L.E. ont été investies aux travaux de maintien et de renforcement des capacités du Haut-Barrage et du réservoir d’Assouan, selon un rapport publié cette semaine par le Conseil des ministres.
L’expert hydrique et ancien responsable au ministère de l’Irrigation et des Ressources hydriques Abdel-Fattah Motawie explique que la construction du Haut-Barrage avait pour objectifs de dompter l’inondation du Nil, stocker son eau et produire de l’électricité. « Avant sa construction, le pays était submergé aux saisons des fortes inondations et les cultures agricoles étaient endommagées, alors qu’aux saisons de sécheresse, les terrains agricoles devenaient aigres. Une situation qui menaçait le pays et constituait une pierre d’achoppement face à tout plan de développement envisagé », explique-t-il. L’Egypte disposait déjà à Assouan d’un barrage construit par les Anglais, inauguré en 1902, mais ce barrage démontra son incapacité à retenir les eaux du fleuve à plusieurs reprises (en 1912 et 1933) et, en 1946, les eaux ont presque atteint le sommet de la structure. « La population passant de 10 millions d’habitants en 1902 à 20 millions en 1952, Nasser avait une vision progressiste portant sur l’augmentation des ressources énergétiques, l’extension des zones irriguées et la sécurisation du pays des dégâts des crues et de sécheresses pour satisfaire aux besoins hydriques et énergétiques accrus. Il effectua en 1954 les premières démarches qui allaient aboutir 18 ans plus tard à la mise en opération du Haut-Barrage d’Assouan », indique Motawie.
Multiples avantages
Le contexte politique et social qui a accompagné le projet de construction du Haut-Barrage en fait une épopée de volonté politique et populaire.
Expliquant comment le Haut-Barrage a réalisé à l’Egypte sécurité et développement, l’expert trouve qu’il a entrepris un changement qualitatif dans le développement des régions, auparavant inondées par les fortes crues. « Grâce au Haut-Barrage, la superficie agricole a augmenté de 5,5 millions à plus de 8 millions de feddans et l’Egypte a passé de l’agriculture saisonnière à l’agriculture permanente. Des évolutions qui ont fait de l’agriculture la colonne vertébrale de la sécurité alimentaire de l’Egypte et un secteur-clé de son économie, représentant 30 % des emplois et 15 % des exportations », souligne l’expert. Concernant ses avantages hydro-électriques, Motawie indique qu’au moment de sa construction, le Haut-Barrage fournissait près de 50 % de la production d’électricité de tout le pays. « Grâce à la production de l’électricité du Haut-Barrage, l’électricité a été fournie à l’époque pour la première fois à la plupart des villages d’Egypte et pendant des décennies, il a servi de principale source d’énergie au pays, qui se tourne aujourd’hui vers d’autres sources pour pouvoir satisfaire aux besoins énergétiques accrus dus au boom démographique mais aussi aux méga-projets de développement mis en place », ajoute Motawie. Et d'expliquer que le Haut-barrage a permis à l’Egypte de se munir d’une véritable politique agricole et lui a assuré une indépendance énergétique apte à solidifier sa base industrielle et à créer de nouvelles agglomérations urbaines.
L’ingénieur Khaled Madine, responsable à l’Organisme du Haut-Barrage, affirme, de son côté, qu’il a protégé le pays contre les dommages des inondations, rappelant la crue de 1887, la plus haute qu’a connue l’Egypte et dont l’intensité a été de 150 milliards de m3 d’eau. « Cette sécurité, on s’en est à nouveau rendu compte en août dernier, lors des inondations désastreuses qu’a connues le Soudan. L’Egypte a alors été épargnée des dégâts grâce à son Haut-Barrage, dont l’évacuateur a été désigné pour faire face aux conditions d’urgence et aux hautes inondations devant le barrage », argumente Madine, précisant que cet évacuateur permet le passage d’excès d’eau arrivant à 5 000 m3 par seconde, à voire 18 millions de m3 d’eau par minute. De plus, il indique que le Haut-Barrage a protégé le pays des impacts de la famine aux saisons de la sécheresse comme c’était le cas dans la période entre 1979 et 1987, lorsque près de 70 milliards de m3 de stock du lac Nasser ont été retirés, pour compenser le manque en revenus annuels de l’eau du Nil.
Impacts négatifs limités
En dépit de ses multiples avantages, il n’est pas à nier que la construction du Haut-Barrage a eu certains effets négatifs dus à des raisons écologiques. Selon Abass Chéraki, expert hydrique au Centre des recherches africaines de l’Université du Caire, il a augmenté la teneur en sel du sol utilisé pour cultiver la nourriture, a retenu le limon riche qui agissait comme engrais et a réduit la surface du delta du Nil rongé par la Méditerranée. « Avant sa construction, l’Egypte devait faire face à des inondations annuelles importantes qui avaient toutefois l’avantage de déposer plus de 4 millions de tonnes de sédiments nutritifs sur les berges, donnant aux terres riveraines un fertilisant difficile à égaler. Il a fallu depuis lors recourir aux fertilisants chimiques, afin d’obtenir un rendement satisfaisant, en dépit de leurs répercussions sur la santé et les terres agricoles.
« Aujourd’hui, pour y remédier, l’Etat se tourne progressivement vers l’agriculture bio », explique Chéraki. Il renchérit que, d’ailleurs, depuis la construction du Haut-Barrage, le fleuve n’entraîne plus jusqu’au delta les matières solides qui empêchaient la Méditerranée de gagner sur les terres, ce qui accentue l’érosion du littoral. De même, en l’absence de crues, le fleuve ne chasse plus le sel venu de la mer (qui remonte des eaux souterraines), ce qui menace de stériliser une haute partie des terres irriguées. « Des dommages qui restent incomparables aux énormes avantages qu’a apportés le Haut-Barrage », insiste Chéraki.
Par ailleurs, la construction du Haut-Barrage a entraîné un important transfert de la population nubienne, dont les terres ont été en grande partie submergées par les eaux du lac Nasser, en amont du barrage. Après des décennies, le gouvernement a décidé, en 2019, d’indemniser les Nubiens endommagés par la construction des deux barrages, dont le Barrage d’Assouan en 1902 et le Haut-Barrage d’Assouan dans les années 1960. Un comité présidé par le conseiller Omar Marwan, ministre de la Justice, a été formé et chargé de ce dossier. Il s’agit notamment de « 11 716 personnes dont 3 851 touchées par la construction du réservoir d’Assouan, tandis que 7 865 personnes ont été touchées par la construction du Haut-barrage », selon Marwan. Les indemnisations offertes sont sous forme de terrains agricoles, compensations financières et domiciles, elles sont décidées en fonction de la nature du dommage subi. Les Nubiens concernés devraient présenter des documents qui prouvent que leurs grands-parents avaient des terres ou des logements dans l’ancienne Nubie, ainsi que leurs droits à l’héritage. Un pas salué par la population nubienne. D’ailleurs, le projet a menacé les trésors de l’ancienne Nubie où 24 temples et chapelles pharaoniques et gréco-romains risquent d’être engloutis, puisque la mise en oeuvre du projet doit entraîner la formation d’un immense lac artificiel, le lac Nasser. En 1960, l’Unesco a lancé un appel international pour sauver les temples d’Abou-Simbel et plus de 113 pays ont répondu avec des fonds ou une expertise à l’époque. Les temples ont été déplacés pièce par pièce vers un terrain plus élevé, une réalisation technique sans précédent.
Une dimension géopolitique
Au-delà de ses avantages hydroélectriques, le contexte politique et social qu’a accompagné le projet du Haut-Barrage en fait « une épopée de volonté politique et populaire inspirante », comme le qualifie le politologue Hassan Salama, rappelant que sur un plan géopolitique, le projet de sa construction s’inscrivait dans le contexte tendu de l’après-Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et de la Guerre froide. Selon lui, d’un côté, l’esprit de mobilisation sociale qui a accompagné la construction du Haut-Barrage a permis d’effacer le triste souvenir de la défaite de 1967 face à Israël, de l’autre, de larges classes ont profité des horizons de développement qu’a ouverts ce projet. « C’était la grande époque du mouvement des non-alignés. Nasser a alors profité de ce contexte international pour mettre en application son projet. Après la défaite de 1967, l’Egypte avait besoin d’un nouveau souffle que lui a procuré ce projet multidimensionnel. C’est tout un peuple qui profite jusqu’à nos jours des portées du Haut-Barrage qui figure en bonne position parmi les grandes réalisations d’infrastructures de ce siècle », affirme Salama. Et de conclure : « Il était une victoire écrasante pour un pays du tiers-monde, qui a fait face à la colonisation et qui est sorti triomphant dans sa bataille contre l’agression tripartite de 1956 et la défaite de 1967, pour imposer sa volonté et se mettre sur la voie du développement. Bref, c’était une leçon concrète à l’Occident sur l’indépendance politique et la souveraineté de l’Egypte qui a refusé de se plier aux pressions exercées ».
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