Un conflit sans vainqueurs. Cela fait maintenant deux semaines que le conflit qui oppose le pouvoir central éthiopien à la région du Tigré ne cesse de se durcir, avec le risque de provoquer un embrasement régional. Tout a commencé le 4 novembre, lorsque le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, lance une opération militaire contre le Tigré, après des mois de tensions croissantes avec les autorités régionales du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF). Abiy Ahmed a justifié cette décision par la nécessité de « maintenir l’ordre » au nord du pays, après avoir accusé le TPLF d’attaquer deux bases de l’armée éthiopienne. Pour sa part, le TPLF a nié être l’auteur de ces attaques, inventées selon lui pour justifier l’intervention militaire. « Ce qui a été déclenché contre nous est clairement une invasion … C’est une guerre que nous menons pour préserver notre existence », a déclaré le président de la région du Tigré, Debretsion Gebremichael. Situé dans l’extrême nord de l’Ethiopie, le Tigré, cette province montagneuse, est l’une des neuf régions semi-autonomes qui forment la fédération éthiopienne, organisée sur des bases ethniques. Bordé à l’ouest par le Soudan et au nord par l’Erythrée, il représente environ 6 % de la population. Par ailleurs, trois jours après le déclenchement de l’opération militaire, le parlement éthiopien, accusant cette région de vouloir faire sécession, a adopté une résolution visant à révoquer l’assemblée régionale du Tigré et son gouvernement et mettre en place une administration par intérim.
Les racines du conflit
Le conflit ne date pas d’hier. L’offensive militaire contre la région du Tigré est l’aboutissement de plusieurs mois de tensions avec le gouvernement fédéral. Le TPLF, qui a dominé politiquement et économiquement l’Ethiopie pendant 30 ans, accuse Abiy Ahmed, un oromo, d’avoir progressivement écarté la minorité tigréenne du pouvoir. Le TPLF a refusé de rejoindre le nouveau parti lancé en 2019 par Abiy Ahmed, le Parti de la Prospérité (PP) se ralliant à l’opposition. Les élections régionales organisées le 9 septembre au Tigré, que le gouvernement fédéral avait reportées dans tout le pays en raison du coronavirus, sont largement considérées comme la cause de la récente détérioration rapide de la situation. La décision du Tigré d’organiser son propre scrutin a été considérée comme un acte de défiance à l’encontre du gouvernement fédéral. Aujourd’hui, chaque partie, le TPLF et le gouvernement, se considèrent mutuellement comme « illégitimes ». En fait, le Tigré possède « une importante force paramilitaire et une milice bien entraînée, dont les effectifs combinés sont estimés à 250 000 hommes », selon l’International Crisis Group (ICG). L’ICG a averti que si « elle n’est pas rapidement arrêtée, l’actuelle confrontation armée sera dévastatrice, non seulement pour l’Ethiopie, mais pour la Corne de l’Afrique tout entière ». Aucun bilan du conflit, qui se déroule loin des regards à cause de la coupure des télécommunications dans la province, n’est pour l’heure disponible. Pourtant, la guerre en Ethiopie est en passe de déclencher un exode massif de réfugiés, selon les Nations-Unis, qui estiment que 200 000 personnes devraient franchir les frontières soudanaises pour fuir la guerre dans les semaines à venir. Jusqu’à dimanche, près de 25 000 Ethiopiens ont trouvé refuge au Soudan voisin (voir page 3). « Les combats entre les forces gouvernementales éthiopiennes et les dirigeants rebelles du nord pourraient devenir incontrôlables et des crimes de guerre pourraient être commis », ont averti, de leur côté, les Nations-Unies.
Les combats débordent hors du Tigré
Les combats menacent de s’étendre à d’autres parties du pays. Le 14 novembre au matin, des roquettes ont été lancées sur le territoire de la région voisine d’Amhara, endommageant gravement les aéroports de Gondar et de Baher. L’attaque, qui a fait au moins 2 morts et 15 blessés, a été revendiquée par le TPLF, un peu plus tard. Pire encore, ce conflit pourrait faire remonter à la surface de vieux différends territoriaux, notamment ceux qui opposent les Amharas, 2e groupe ethnique après les Oromos, aux Tigréens. Les Amharas accusent le TPLF d’avoir annexé en 1991 des territoires qu’il estime leur appartenir, principalement dans l’ouest du Tigré. Selon les observateurs, le conflit met à l’épreuve l’unité de l’Ethiopie, véritable mosaïque ethnique. L’Ethiopie compte plus de 80 groupes ethniques différents. Parmi les opposants au régime, une dizaine de groupes ethniques réclament de former leurs propres régions et obtenir leur autonomie. L’Ethiopie a été récemment secouée par des violences communautaires : tentative de coup d’Etat par les Amharas en juin 2019 et affrontements ethniques meurtriers entre les peuples d’Afar et de Somali en mars 2019. Le 29 juin 2020, des émeutes ont balayé l’Ethiopie, principalement la région d’Oromia, après l’assassinat du musicien Hachalu Hundessa. « Il s’agit d’un conflit politico-idéologique en particulier entre les fédéralistes qui défendent la Constitution, qui a approuvé le principe du fédéralisme ethnique, et le mouvement unioniste, qui veut augmenter l’autorité du pouvoir central au détriment des régions », explique Ahmed Amal, spécialiste des affaires africaines au Centre égyptien des études stratégiques (ECSS), avant d’ajouter : « Le choix de la guerre est irrationnel. Les affrontements actuels peuvent se transformer en conflit intercommunautaire à grande échelle ».
Répercussions régionales
Ce conflit interne aura également des conséquences sur les pays voisins, notamment l’Erythrée et le Soudan. « Si cette dynamique du conflit perdurait en Ethiopie, ses répercussions régionales potentielles seraient catastrophiques », estime Amani El-Taweel, spécialiste des affaires africaines au CEPS d’Al-Ahram. Et d’ajouter : « Ce conflit pourrait redessiner la carte de la Corne d’Afrique, ouvrant la porte à l’ingérence d’acteurs régionaux. Et c’est ici que réside le grand risque ».
La guerre au Tigré a débordé aussi en Erythrée. Des roquettes tirées depuis la région tigréenne ont touché sa capitale Asmara, le 14 novembre. Revendiqués par le TPLF, qui accuse l’Erythrée d’avoir pris part aux combats, les tirs sur Asmara constituent une escalade majeure et « risquent d’ouvrir un nouveau front de combat », souligne Amal. Les deux pays ont déjà mené une guerre meurtrière entre 1998 et 2000. Outre l’implication potentielle de l’Erythrée, le conflit pourrait avoir un fort impact sur le Soudan, qui constitue une route d’approvisionnement vitale pour le Tigré. L’exode massif des réfugiés pèse lourd sur le Soudan, le mettant face à un dilemme politique, sécuritaire et humanitaire. « La crise migratoire sera déstabilisatrice pour toute la région », explique El-Taweel. « La crise au Tigré jettera ses ombres sur la transition politique fragile au Soudan, puisque l’Accord de paix signé en octobre 2020 à Juba stipule la démilitarisation des milices actives dans les zones frontalières soudanaises et qui ont des liens ethniques et familiaux avec les populations situées de l’autre côté de la frontière éthiopienne », explique Amal. Ces zones frontalières, qui sont déjà turbulentes, « risquent de favoriser le retour des organisations terroristes dans la Corne de l’Afrique ainsi que le commerce des armes, la contrebande et le trafic des personnes et de la drogue », précise le spécialiste.
Quel sera l’avenir des négociations sur le barrage de la Renaissance, qui se trouve à 650 km du champ de bataille ? Amani El-Taweel pense que « les négociations sur le barrage entreront dans une nouvelle impasse. Tant que la guerre fait rage en Ethiopie et le Soudan fait face à une crise de réfugiés, il sera difficile que les rencontres tripartites reprennent ». Jusqu’où le conflit en Ethiopie peut-il aller ? Va-t-on assister à un apaisement ou bien l’on se dirige vers une guerre civile dans la région ? « Il est tellement difficile de prévoir l’issue de cette guerre ouverte. Chose certaine, ce conflit risque de changer à jamais la carte de la Corne de l’Afrique », conclut Amal.
Lien court: