La Constitution éthiopienne de 1994 a approuvé le pluralisme ethnique dans le cadre d'un Etat fédéral.
Al-Ahram Hebdo : Quelle est la dynamique de conflit du tigré qui ne cesse s’étendre? Et comment peut-on définir le fédéralisme éthiopien ?
Sahar Ghorab : Depuis 1994, l’Ethiopie est un régime fédéral composé de 9 régions, dont chacune porte le nom du plus grand groupe ethnique qui y habite et dont chacune a son gouverneur, à l’instar de Tigré, Amhara, Oromia, Somali, Benishangul-Gumuz. La plus grande ethnie est l’Oromia qui regroupe plus de 24 petites ethnies et qui domine les plus grands postes de l’Etat dont le poste de premier ministre occupé par Abiy Ahmed. Les Tigrés, bien qu’ils représentent une minorité, ils sont les plus influents et les plus armés. Ils ont réussi sous le pouvoir de Zenawi à unifier toutes les ethnies éthiopiennes et reverser le pouvoir de l’empereur et des Amharas qui a duré des générations. Chaque région possède un front de libération et une armée. Zenawi a essayé de les liquider mais il n’a pas réussi, car chacun avait ses armes, ses bases militaires et son budget.
— Comment le conflit s’est-il donc déclenché dans le Tigré ?
— Le premier ministre, Abiy Ahmed, était censé inviter à des élections en août dernier, mais sous prétexte de la pandémie il a ajourné les législatives à sine die. Ce fait qui a été refusé par toutes les régions. Cependant, seuls les Tigrés ont défié cette décision et ont organisé des élections auxquelles ont participé un grand nombre de citoyens. Ils ont ensuite retiré les ministres tigréens du gouvernement ainsi que leurs membres du parlement. La Constitution éthiopienne octroie le droit à l’autodétermination aux régions, à condition d’entreprendre certaines mesures pour devenir un Etat indépendant. Le Tigré avait commencé ces mesures en annonçant clairement que le mandat d’Abiy Ahmed est illégitime. Pour sa part, Abiy Ahmed a imposé un embargo au Tigré empêchant tout acheminement de nourriture et de médicaments. Il a aussi coupé leurs connexions à l’électricité et à Internet. Ce qui peut entraîner une crise humanitaire grave au Tigré.
— Quelles conséquences sur l’unité de l’armée éthiopienne, formée sur une base ethnique ?
— Il est vrai qu’il s’agit d’une armée fédérale puisqu’elle regroupe la plupart des groupes ethniques. Le plus grand nombre appartient aux Amharas et aux Oromos. Cependant, cette guerre va affaiblir encore plus l’armée fédérale. En effet, la majorité des réfugiés qui ont fui vers le Soudan sont des membres de l’armée fédérale qui refusent la guerre qui les a épuisés depuis de longues années.
— Pensez-vous que le fédéralisme éthiopien soit actuellement mis à l’épreuve ?
— Bien sûr, surtout que la Constitution éthiopienne stipule le droit des régions à l’autodétermination et à la séparation. De plus, cette guerre survient alors que l’Ethiopie est dans une phase de développement; par conséquent, les fonds destinés au développement vont s’orienter vers la guerre. De même, les habitants de chaque région ont une appartenance plus grande pour leur région que pour l’Etat éthiopien. Chaque région veut préserver ses ressources pour elle-même et ne pas les partager avec les autres régions.
— Le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) a refusé de rejoindre le parti de prospérité lancé en 2019 par Abiy Ahmed. Beaucoup remonte le début du conflit à cette date. Qu’en pensez-vous ?
— Par la création de ce parti, Abiy Ahmed tentait de renforcer son contrôle sur les régions en se débarrassant de l’idée même du pluralisme ethnique. A mon avis, il essaye de faire comme les Amharas qui ont imposé leur culture, leur langue et leurs habitudes et coutumes à tous les groupes ethniques du pays par la force et par la loi. Abiy Ahmed essaye de le faire mais d’une manière plus diplomatique. Il a commencé par essayer de dissoudre tous les partis et de les rassembler en un seul parti et par là même dissoudre les fronts de libération armés. Mais il n’a pas réussi, car les Oromos auxquels il appartient s’opposent eux aussi à ses politiques.
— Dans quelle région se trouve le barrage de la Renaissance? Et quelle est son histoire?
— Le barrage de la Renaissance est dans la région de Benishangul-Gumuz, il est loin du champ du combat. Historiquement, cette région appartient au Soudan. Au cours de l’occupation britannique du Soudan, il a été convenu de rallier la région à l’Ethiopie, à condition que l’Ethiopie approvisionne les Anglais en or et en hommes. Depuis lors, cette région est sous le pouvoir de l’Ethiopie, mais la culture, les coutumes et habitudes de ses habitants sont plus proches de celles des Soudanais. Depuis l’ère de Zenawi, de nombreuses personnalités de la région ont oeuvré à la séparation, mais elles ont été persécutées et forcées à l’exil. Les habitants de la région ont été obligés de quitter leurs terres par la force et écartés de la participation aux travaux de construction du barrage. Il y a donc un conflit entre le gouvernement fédéral et le peuple de Benishangul-Gumuz, mais celui-ci n’a pas mené d’opposition acharnée ou militaire.
— Pensez-vous que le conflit au Tigré puisse influencer les travaux de construction du barrage ?
— En cas de guerre ou de conflit, les pays étrangers suspendent le financement de tels projets. D’ailleurs, les fonds alloués à la construction du barrage par l’Etat éthiopien seront orientés vers le financement de la guerre si celle-ci perdure. Deux scénarios sont possibles: le premier est que la guerre se poursuive, le deuxième qu’Abiy Ahmed arrête la guerre et que les groupes ethniques insistent sur l’organisation des élections qu’Abiy Ahmed ne gagnera certainement pas. Dans les deux cas, même si les travaux de construction ne s’arrêtent pas dans cette période d’instabilité, leur rythme sera nettement ralenti .
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