Ahmed Youssef*
Dans le milieu de la recherche, l’utilisation excessive du terme « complot » a toujours suscité un grand débat, en partant de la supposition que tout ce qui se passe sur la scène internationale est le fruit d’interactions entre les différents acteurs qui veulent réaliser leurs intérêts et les défendre. Chaque partie considère que, dans ce contexte, ses actes sont légitimes tant que l’objectif est la réalisation de ses intérêts nationaux. Cependant, il est important de faire la différence entre les actes affichés par les Etats et auxquels ceux-ci essayent d’attribuer un caractère légitime et les actes secrets qui vont à l’encontre des principes de la légitimité internationale. Prenons l’exemple du refus des forces occidentales d’armer l’Egypte pendant les années 1950 du siècle passé. Ces actes peuvent être considérés comme normaux, affichés comme un refus de la politique indépendantiste de l’Egypte après la Révolution du 23 juillet 1952. Cependant, l’agression tripartite contre l’Egypte en octobre 1956 était littéralement un complot de la part de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël pour affaiblir l’Egypte après qu’elle avait rétabli sa souveraineté sur le Canal de Suez. Le complot consistait à ce qu’Israël frappe le Sinaï pour donner l’occasion à la Grande-Bretagne et à la France de prétendre que la navigation dans le Canal de Suez est en danger et que la paix et la sécurité internationales sont menacées, ce qui justifie alors leur intervention militaire dans le Canal.
L’Egypte affronte actuellement des menaces qui viennent de toutes parts, alors que pendant des décennies, les dangers venaient uniquement du nord-est, c’est-à-dire d’Israël. Certaines de ces menaces reflètent les intérêts contradictoires des acteurs régionaux, telle l’intervention turque actuelle dans la région arabe et à l’est de la Méditerranée. C’est aussi le cas de la politique éthiopienne se rapportant au barrage de la Renaissance. Mais dans d’autres cas, il est question de complot, comme dans celui du soutien au terrorisme par le régime turc et le soutien accordé aux Frères musulmans par les deux régimes turc et qatari.
Il est même question d’un complot avec les Frères musulmans pour qu’ils prennent le pouvoir en Egypte. Telle était la politique américaine sous Obama. La révélation des courriers électroniques de l’ex-secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, prouve l’existence de ce complot.
Cependant, la vision américaine relative à un rôle axial joué par la Confrérie dans la région est ancienne et remonte aux années 1990 du siècle passé. Un courant au sein de la scène politique américaine considérait que les Frères musulmans pouvaient être un moyen de faire face aux groupes islamistes radicaux. Et ce, après que les Frères avaient réussi à se donner l’image d’un groupe qui respecte la démocratie.
L’immunité égyptienne contre les menaces étrangères, y compris les complots, était à ses niveaux les plus bas après la Révolution de janvier. L’instabilité régnait et les Frères musulmans détenaient le pouvoir. L’Egypte est tombée dans l’emprise du complot. Les Frères étaient épaulés par leurs parrains à l’étranger, principalement la Turquie et le Qatar, en plus d’un certain nombre de superpuissances. Celles-ci incluaient évidement les Etats-Unis sous la présidence de Barak Obama. Ces forces se sont opposées à la volonté populaire égyptienne écrasante soutenue par les forces armées, quand celle-ci a voulu renverser le pouvoir des Frères. Un isolement diplomatique et des sanctions ont été imposés à l’Egypte en guise de punition.
Reconstruire l’Etat
Or, l’Egypte, s’appuyant sur un soutien populaire fort, s’est engagée avec confiance dans un parcours avec 3 volets. Le premier consistait à entamer un processus de reconstruction de l’Etat égyptien le plus rapidement possible : lutter contre le terrorisme qui a pris de l’ampleur et fortifier les capacités de l’armée égyptienne qui occupe aujourd’hui la 9e place mondiale. L’Egypte a réussi à ralentir le rythme des opérations terroristes, à lancer des réformes économiques courageuses et à moderniser l’infrastructure de l’Etat. Le deuxième volet consistait à rétablir le rôle de l’Egypte dans le monde arabe et africain. Le but de la diplomatie égyptienne est de préserver l’Etat-nation arabe. Ce principe lui a permis de jouer un rôle majeur dans les efforts de règlement des conflits dans les pays arabes qui faisaient face au spectre de l’effondrement. C’est ainsi que l’Egypte a entretenu des relations de coopération avec le régime iraqien, qui ont aujourd’hui atteint le niveau de la coordination tripartite avec la Jordanie. Elle a également joué un rôle politique équilibré dans le conflit syrien en tissant des liens avec le régime d’Al-Assad et avec l’opposition laïque. De même, elle a joué un rôle militaire symbolique dans la protection de la légitimité yéménite face aux Houthis soutenus par l’Iran. Puis, le rôle égyptien a atteint son apogée dans le conflit libyen. La Déclaration du Caire, suivie de l’annonce que la ligne Syrte-Al-Jufra représente une ligne rouge pour l’Egypte en juin dernier, a stoppé l’escalade et ouvert la voie à un règlement pacifique. Sur le plan africain, l’Egypte a affronté le défi du barrage éthiopien de la Renaissance en optant pour les négociations qui, jusqu’à présent, n’ont pas abouti à des résultats concrets, bien que le soutien international à la position égyptienne grandisse progressivement.
Le troisième volet du plan de reconstruction de l’Etat après la chute des Frères musulmans consistait à élaborer une politique étrangère qui fait l’équilibre entre les grandes puissances. La preuve en est la diversification des relations diplomatiques, économiques et militaires avec ces puissances sans porter atteinte aux relations avec les Etats-Unis, la plus grande puissance au monde. Malgré les nombreuses remarques sur son comportement, Donald Trump n’a pas adopté la vision « positive » des démocrates envers l’islam politique et son rôle dans l’avenir de l’Egypte et de la région. C’est d’ailleurs l’une des raisons de l’inquiétude ressentie par certains face à l’éventualité d’une victoire d’un candidat démocrate à la présidentielle américaine. Ils craignent la répétition du scénario révélé par les courriers d’Hillary Clinton. C’est l’un des enjeux de l’élection américaine pour la région (voir page 4). Mais je ne partage pas cette crainte pour deux raisons principales. La première est que la Confrérie des Frères musulmans de 2020 n’est nullement celle de 2012. Au cours des 8 dernières années, la confrérie a échoué à convaincre qu’elle adopte les valeurs démocratiques et la tolérance religieuse. Ces années ont également prouvé que le terrorisme et l’extrémisme sont ancrés dans la nature même des Frères. Fait qui a conduit à une révolution globale du peuple égyptien pour mettre fin au pouvoir de la confrérie. Celle-ci a vu sa popularité décliner dans de nombreux pays arabes comme la Tunisie et la Libye. Partant, un nouveau pari américain sur cette confrérie en cas de victoire du candidat démocrate à la prochaine élection serait un pari perdant. Deuxièmement, l’Egypte à l’heure actuelle est différente de l’Egypte sous le pouvoir des Frères. A l’époque, elle souffrait d’instabilité, de terrorisme et d’effondrement économique. Mais aujourd’hui, la situation est toute autre. L’Etat égyptien a retrouvé son prestige et sa stabilité interne. Il est sorti de la crise économique et possède désormais une force militaire qui est la 9e au niveau mondial, sans oublier le statut régional et international dont elle jouit grâce à sa politique étrangère équilibrée. Par conséquent, sa capacité à faire face aux pressions étrangères et aux complots internationaux ne fait plus de doute. Si la direction égyptienne n’a pas réfléchi un instant aux réactions internationales après la chute des Frères en 2013, pouvons-nous avoir peur aujourd’hui d’affronter de nouveaux défis ou complots internationaux après toutes les réalisations qui ont permis à l’Etat égyptien de retrouver sa stabilité et sa force ?
*Politologue
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