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Retour du pétrole libyen, les enjeux et les repercussions

Mohamed Chadi*, Mercredi, 07 octobre 2020

Le retour du pétrole libyen sur le marché mondial bouleverse les calculs des grands producteurs et change la donne sur la scène libyenne interne. Explications.

Retour du pétrole libyen, les enjeux et les répercussions

Le robinet de l’or noir libyen est finalement ouvert. Le 18 septembre dernier, le commandant de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), le maréchal Khalifa Haftar, et le vice-président du Conseil présidentiel, Ahmed Miitig, ont annoncé avoir conclu un accord pour relancer la production et l’exportation de pétrole après un blocage des exportations de 8 mois. L’accord inclut la formation d’un comité technique conjoint pour superviser les revenus pétroliers et assurer la répartition équitable des ressources. Ce comité doit surveiller l’application de l’accord durant les trois prochains mois et définir un plan de travail pour l’année prochaine. En vertu de l’accord, un soutien sera apporté à la Compagnie nationale de pétrole pour garantir un retour de la production à la normale. Est-ce le début d’un réel retour à la normalité en Libye ? L’accord intervient au moment où le rythme des efforts diplomatiques pour un règlement de la crise libyenne s’est accéléré. Egypte, Maroc, Suisse, Allemagne, le chemin des pourparlers interlibyens est encore long. La reprise du dialogue est intervenue après la proclamation d’un cessez-le-feu et l’annonce de la démission du président du Conseil présidentiel, Fayez Al-Sarraj, fin octobre.

Impact sur le marché mondial

Par ailleurs, l’importance de cet accord revient aux capacités pétrolières libyennes. Les réserves du pays sont évaluées à 48,4 milliards de barils, c’est-à-dire 2,8 % des réserves mondiales. La moyenne des exportations pétrolières de la Libye était d’un million de barils par jour en 2019, soit 5 % des exportations de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), contre 350 000 barils par jour en 2016.

Les réserves de la Libye en gaz naturel sont évaluées à 1,4 trillion de m3, et la quantité exportée en 2018 était évaluée à 4,3 milliards de m3. Le retour de la production libyenne sur le marché créé donc une nouvelle donne en Libye et sur le marché pétrolier mondial.

La Compagnie nationale de pétrole a confirmé dans un communiqué la reprise de ses activités, mais en la limitant aux sites « sûrs ». Trois ports ont pour l’instant été jugés sécurisés par la compagnie Brega et Zueitina, dans la zone du croissant pétrolier et Marsa Al-Hariga. La capacité de production atteindrait 260 000 barils par jour, contre 1,2 million avant le blocage, en janvier.

En fait, le marché pétrolier a reçu l’annonce d’ouverture des vannes libyennes, alors qu’il passe par l’un des moments les plus difficiles de son histoire à cause de la propagation de la pandémie de coronavirus et ses répercussions négatives sur la plupart des secteurs économiques. Sans oublier la guerre commerciale américaine contre la Chine et l’Union Européenne (UE). Ce qui a mené à une baisse des cours à 18,3 dollars le baril en avril dernier, le niveau le plus bas depuis juin 1999. Toutefois, le marché reste dominé par l’instabilité et le manque de clarté, même après le recul de la pandémie. C’est pour cela que n’importe quel changement dans l’offre et la demande suscite l’intérêt des investisseurs.

L’une des raisons essentielles de cet état d’incertitude est que les principaux producteurs comme l’Iran, le Venezuela et la Libye sont actuellement dans une situation instable. Dans ces 3 pays, le contexte politique est très « perturbé » causant des craintes en ce qui concerne leurs exportations de pétrole. En 2019, ces 3 pays regroupés possédaient 41,8 % des réserves de l’Opep et leur production en août 2020 a baissé à 2,39 millions de barils par jour contre 5,85 en 2018. Ceci signifie que plus de la moitié de la capacité productive de ces 3 pays est actuellement hors du système de production pour différentes raisons, en particulier les sanctions américaines imposées au Venezuela et à l’Iran. Or, ces capacités peuvent rentrer à nouveau sur le marché à tout moment.

Il est également important de signaler la hausse du niveau des réserves stratégiques des pays consommateurs. Citons également l’accord Opep+, conclu entre les membres de l’Opep et d’autres grands producteurs emmenés par la Russie. Ils ont convenu en avril 2020 d’étendre d’un mois la réduction coordonnée de leur offre, ce qui a permis aux prix du brut de doubler ces deux derniers mois après le retrait du marché de près de 10 % de l’offre mondiale. Cet accord prévoyait une réduction de la production à hauteur de 9,7 millions de barils par jour (bpj) sur les mois de mai et juin, afin de soutenir les prix qui se sont effondrés en raison du coronavirus. Bien que cet accord ait entraîné une baisse de la production, un nombre d’Etats ne l’ont pas respecté, comme l’Iraq. Il est important de noter que l’intervention des gouvernements pour réduire les répercussions de la première vague de coronavirus sur les économies ait entraîné des dépenses énormes pour renforcer les activités industrielles et commerciales. Ce qui doit mener à l’augmentation de la demande.

Par exemple, les Etats-Unis ont fourni des aides de 2,8 trillions de dollars et d’autres aides sont actuellement négociées. La Chine a également présenté des aides d’un montant total de 367 milliards de dollars en avril dernier. Et l’UE en a fait de même avec des aides de 860 milliards de dollars. Les aides ne se limitent pas à la politique financière, mais se sont étendues à la politique monétaire. Les plus importantes interventions concernent la baisse des intérêts bancaires et la hausse des achats des titres et des bons du Trésor.

Au vu de ces facteurs, la majorité des perspectives, dont celles de l’Agence américaine pour l’information sur l’énergie, estiment que la reprise de la demande commencera au cours du troisième trimestre 2020 avant d’atteindre les niveaux de l’avant-crise au cours du troisième trimestre de 2021. Le marché atteindra son équilibre pendant le 4e trimestre de l’année courante avec une moyenne de 41,42 dollars le baril. Cependant, ces prévisions changeront avec le retour du pétrole libyen. La hausse de l’offre conduira à la baisse des prix, ce qui retardera le redressement du marché du pétrole de deux trimestres au moins, surtout si le processus de réhabilitation des installations pétrolières est accompli rapidement.

Répercussions internes

L’économie libyenne est essentiellement axée sur les revenus pétroliers. Selon les dernières statistiques, les activités d’extraction du pétrole et du gaz naturel représentaient 72 % du PIB libyen, soit 41 milliards de dinars en 2012. Ce chiffre a chuté à 9,7 milliards de dinars en 2014. Les exportations de pétrole et de gaz naturel libyens en 2019 ont atteint un total de 29,2 milliards de dollars, contre 3,72 milliards de dollars seulement jusqu’en août 2020, soit 13 % des revenus de 2019. Partant, la reprise des exportations libyennes signifie le retour des flux monétaires. Si nous supposons que les exportations étaient remontées à 500 000 bpj, les revenus au cours des derniers mois auraient atteint près de 2,5 milliards de dollars. Ce qui représente une évolution extrêmement positive pour l’économie du pays, même si les revenus sont gelés dans les comptes de la Compagnie nationale de pétrole, comme le stipule l’accord. A la fin, quand l’accord aura été politiquement conclu, ces sommes seront injectées à l’intérieur de la Libye pour être dépensées de l’une des deux manières suivantes : premièrement, ces sommes pourront être dépensées dans le développement en cas de retour de la stabilité politique. L’objectif est de reconstruire le pays, notamment les régions qui ont souffert de la guerre pendant près de 10 ans. Il s’agit aussi de réinstaurer les services élémentaires comme l’électricité, vu les nombreuses coupures à cause de la baisse de régime des stations de génération de l’électricité après l’interruption de la maintenance périodique et à cause du manque de carburant. Une grande partie de ces recettes pétrolières devra également être allouée à la réparation des réseaux d’eau et de drainage sanitaire ainsi que du réseau routier. Sans oublier la maintenance des installations pétrolières, l’amélioration de leurs capacités et le versement des créances aux partenaires étrangers.

L’autre scénario est que ces sommes soient allouées aux dépenses militaires en dehors du cadre institutionnel. Fait qui ne fera qu’attiser à nouveau le conflit. Les milices accumuleront alors les armes et feront venir davantage de mercenaires dans l’ouest libyen, afin de garder leur emprise sur les institutions de l’Etat à Tripoli et d’empêcher l’armée nationale d’étendre son pouvoir et de réinstaurer l’Etat libyen. Malheureusement, cette éventualité est la plus probable. Les milices ont, en effet, annoncé leur refus de l’accord, notamment les points relatifs à la distribution des recettes pétrolières.

Les principaux acteurs régionaux et internationaux en Libye sont à présent divisés. Les forces qui veulent un Etat libyen puissant et uni ont favorablement accueilli cet accord, car il renforce la stabilité et améliore les conditions de vie. Cependant, ces forces mettent en garde contre l’arrivée des recettes pétrolières aux mains des milices et de leurs mercenaires. En revanche, les milices et les forces régionales qui les soutiennent refusent catégoriquement de signer l’accord. Par conséquent, les puissances internationales devront exercer des pressions afin de préserver l’accord et garantir son application.

*Expert en économie au ECSS

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