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Les multiples manoeuvres d’Ankara

Abir Taleb, Mardi, 29 septembre 2020

En baissant le ton avec l’Union européenne, mais aussi avec l’Egypte, la Turquie tente de sortir de son isolement régional. Un apaisement verbal qui ne correspond pas à un vrai changement de politique. Dossier.

Ankara

Le sommet européen, initialement prévu les 24 et 25 septembre, n’a finalement pas eu lieu. Il a été reporté aux 1er et 2 octobre, après qu’un cas de coronavirus avait été détecté dans l’entourage du président du Conseil européen, Charles Michel. Un sursis pour la Turquie? Pas forcément. Ce sommet, consacré à la politique étrangère, notamment aux tensions avec Ankara, reste très attendu: des sanctions contre la Turquie pourraient y être décidées. Car les relations entre ce pays et l’Union Européenne (UE) traversent une zone de turbulence, et ce, depuis un certain temps. Entre les deux parties, le beau fixe n’a pas toujours été au rendez-vous, mais ces derniers mois, les tensions ont pris de grandes proportions, suite aux provocations turques en Méditerranée orientale, la Turquie disputant à la Grèce des gisements marins de gaz naturels.

A quelques jours du sommet pourtant, et après des semaines de déclarations musclées, le ton s’est calmé: Ankara et Athènes ayant opté pour la désescalade en annonçant, le 22 septembre, leurs intentions d’entamer des « pourparlers exploratoires », alors que leurs rapports s’étaient extrêmement tendus depuis l’arrivée en août de l’« Oruç Reis », un navire de recherche sismique turc, dans une zone contestée revendiquée par la Grèce, Chypre et la Turquie, à quelques encablures de l’île grecque de Kastellorizo. Le chef de l’Etat turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé que « l’élan visant à faire baisser les tensions et à exploiter les canaux de dialogue doit être appuyé par des mesures réciproques », avant de proposer la tenue d’une conférence régionale entre les Etats côtiers de la Méditerranée. Il s’était déjà dit prêt à rencontrer le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, s’il voyait des signes de « bonne intention » de sa part. A Athènes, le ministère grec des Affaires étrangères a indiqué que les pourparlers programmés auraient lieu « bientôt » à Istanbul.

Les pourparlers exploratoires, dont la date n’a pas été fixée, seraient les premiers entre les deux pays depuis 2016. L’acceptation du principe de négocier est en soi un acquis, certes, mais crier victoire trop rapidement serait hasardeux, le processus de dialogue ne fait que commencer, il faudrait qu’il arrive à son terme, et surtout, que des compromis soient trouvés.

Hostilités tous azimuts

C’est grâce aux efforts diplomatiques combinés de l’Allemagne et de l’Otan que l’on a assisté à cet apaisement entre les deux voisins. D’un côté, Berlin a, depuis le début de la crise, oeuvré à maintenir le fil avec les différentes parties, se tenant par exemple relativement à distance de la position de Paris, ouvertement hostile à Ankara. De l’autre, selon les analystes, les Etats-Unis ont, en douceur, contribué à faire baisser la tension pour éviter une plus grande escalade entre des pays tous membres de l’Otan.

La prudence est donc de mise. D’abord, parce que c’est ce forcing qui a permis de faire baisser la tension, ensuite parce qu’entre la Grèce et la Turquie, les contentieux sont multiples et complexes, et enfin, parce qu'au-delà des différends entre ces deux pays, la Turquie entretient des relations délicates avec l’Europe, et plus généralement, avec son voisinage, avec bien d’autres sujets litigieux.

En Europe, au sein de l’Otan et chez les voisins de la Turquie, Ankara est devenu tout simplement problématique. La fuite en avant d’Erdogan dérange, ses risques sur l’ensemble du pourtour méditerranéen sont grands. Pour l’Europe et l’Otan, c’est un allié qui s’autorise à acquérir un système anti-aérien russe potentiellement menaçant pour les intérêts de l’Alliance atlantique, qui instrumentalise aussi la gestion des flux migratoires en provenance de Syrie. Pour certains pays européens et les voisins de la Turquie, son aventurisme en Libye est plus que menaçant.

Les conséquences de cet activisme politique turc protéiforme ne cessent donc de s’accumuler et les tensions s’aggravent. Mais l’agenda turc, motivé par ses velléités énergétiques et expansionnistes, avec en toile de fond un néo-ottomanisme à travers lequel Ankara cherche à s’imposer, se heurte à une farouche résistance. D’où le ton davantage apaisant d’Ankara qui s’est également déclaré en faveur d’un dialogue avec l’Egypte (voir entretien). Car la Turquie subit d’intenses pressions régionales et internationales, et ce, à plusieurs niveaux : politique, économique et militaire.

Sur le plan politique, la France, très hostile à la Turquie, a réussi, lors du sommet du Med7 (France, Grèce, Italie, Chypre, Malte, Espagne, Portugal) qui s’est tenu le 10 septembre sur l’île française de Corse, à obtenir un certain consensus européen. « Nous soutenons que si la Turquie ne progresse pas sur la voie du dialogue et ne met pas terme à ses activités unilatérales, l’UE est prête à élaborer une liste de mesures restrictives supplémentaires », ont convenu les sept dirigeants. « La Turquie n’est plus un partenaire dans la région », constatait le président français, tandis que le premier ministre grec, Kyriados Mitsotakis, résumait très clairement, dans une tribune parue dans Le Monde, le choix qui s’impose désormais à l’Europe : « Si la Turquie refuse d’entendre raison d’ici là, je ne vois pas d’autre choix, pour mes collègues dirigeants européens, que d’imposer des sanctions significatives. Parce qu’il ne s’agit plus uniquement de solidarité européenne. Il s’agit de reconnaître que des intérêts vitaux– des intérêts européens stratégiques – sont désormais en jeu. Si l’UE veut exercer un véritable pouvoir géopolitique, elle ne peut tout simplement pas se permettre d’apaiser une Turquie belligérante ». Le forcing vient aussi des Etats-Unis. Si Washington a des intérêts avec la Turquie, il a aussi fait pression pour apaiser les tensions, se montrant aux côtés de la Grèce. C’est dans cette optique que s’inscrit la visite du secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, en Grèce, lundi 28 et mardi 29 septembre, une visite au cours de laquelle il a appelé les deux parties à « trouver de bonnes solutions ». Déjà, lors de sa visite à Chypre le 12 septembre, Pompeo avait signé un mémorandum d’accord de coopération militaire entre les deux pays. Et en août, Washington avait envoyé le navire de guerre américain USS Herschel Woody Williams au large de la Crète, afin de suivre « les développements entre les deux alliés de l’Otan ».

Une stratégie, différentes tactiques

Or, pour l’expert stratégique Mégahed Al-Zayat, « depuis son arrivée au pouvoir en 2002, Erdogan adopte une même stratégie, mais avec des tactiques différentes et multiples. Son but reste principalement de retrouver la gloire de l’Empire ottoman ». Mais face aux pressions qu’il subit, ajoute-t-il, « Erdogan tente, à travers ces déclarations, de rompre avec l’image ancrée depuis plusieurs années faisant de lui un fauteur de troubles dans la région ». « Ankara tente aussi de briser son isolement régional et international », dit-il. C’est pour cela que la Turquie, parallèlement à son ton plus conciliant avec la Grèce, a évoqué un dialogue avec l’Egypte, comme l’a dit le président turc : « Nous n’avons aucune objection au dialogue avec l’Egypte. Tenir des pourparlers avec Le Caire est une question différente et possible, et rien ne l’empêche ». Auparavant, Yassin Aktay, conseiller du président turc, a souligné la nécessité d’ouvrir des canaux de communication avec l’Egypte malgré les divergences entre les deux pays, faisant l’éloge de l’armée égyptienne en déclarant: « L’armée égyptienne est une grande armée, nous la respectons beaucoup, car c’est l’armée de nos frères. Nous ne voulons pas qu’elle soit hostile à la Turquie », alors que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a parlé de la nécessité de délimiter les frontières maritimes avec l’Egypte.

Un leurre pour les responsables égyptiens, d’autant plus que les contradictions ne manquent pas et qu’Ankara ne cache pas son hostilité au Caire. « Nous préférons juger par des actes, pas par des mots. Si ces déclarations ne sont pas suivies par un changement de politique, elles sont sans importance. Les actions de la Turquie en Syrie, en Libye et dans la région de la Méditerranée orientale en disent long sur ses véritables intentions. Pour l’instant, de tels pourparlers seraient impossibles en raison de la politique étrangère de la Turquie », a déclaré le ministre des Affaires étrangères, Sameh Choukri.

Que ce soit avec l’Egypte ou avec l’Europe, Ankara tente ainsi de régler en aparté les questions litigieuses. Or, comme l’explique Mona Soliman, professeure de sciences politiques, « toutes ces questions doivent être discutées et réglées conjointement ». La Turquie est-elle prête à changer sa politique en Libye, en Méditerranée orientale, avec l’Europe et avec ses voisins? Pas si sûr…

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