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L’eau, enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 25 août 2020

Les négociations ont repris cette semaine pour régler la crise du barrage éthiopien de la Renaissance. Celle-ci est un exemple parmi tant d’autres des difficultés entourant la gestion des cours d’eau partagés à l’échelle mondiale. Dossier.

L’eau, enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui
(Photo : Reuters)

Après deux semaines d’interruption, un nouveau cycle de négociations sur le GERD a repris le 18 août sous les auspices de l’Union Africaine (UA) et s’est achevé le 21. La réunion des experts techniques et juridiques des trois pays, l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie, s’est achevée par la fusion des propositions des pays en un seul projet renfermant « les points d’accord et de désaccord ». Les discussions devront se poursuivre au cours des prochains jours dans le but d’unifier les projets d’accords présentés par les trois pays en un seul document afin de le soumettre au président de l’UA le 28 août. A chaque round, l’Egypte insiste sans relâche sur le fait que les trois pays doivent être engagés par un accord contraignant qui doit inclure un mécanisme pour résoudre les disputes qui pourraient surgir et un autre mécanisme de coopération sur les projets futurs.

En fait, ces tractations avaient été suspendues deux semaines à la suite de l’exigence d’Addis-Abeba de lier la gestion du barrage à une renégociation sur le partage des eaux du Nil. Pour l’Egypte, c’est une question de vie. Ce fleuve constitue depuis des millénaires le fondement de l’économie et de la civilisation de l’Egypte. Il lui fournit environ 97 % de ses besoins en eau. Ce barrage, de 155 m de haut, 1 780 m de long et un lac réservoir d’une capacité de 74 milliards de m³, est aujourd’hui le barrage le plus controversé dans le monde. Sans étudier le régime hydraulique du Nil, ce barrage pourrait affecter négativement les pays situés à l’aval. L’Egypte mène depuis près d’une décennie « une bataille diplomatique longue et dure » pour préserver son quota en eau. La stratégie de l’Egypte est stable : la conclusion d’un accord gagnant-gagnant. Cette stratégie égyptienne est basée sur trois principes fondamentaux énoncés par « la Convention des Nations-Unies de 1997 sur le droit des utilisations autres que la navigation des cours d’eau internationaux ». Le premier principe est celui de l’utilisation équitable et raisonnable des cours d’eau internationaux (article 5); le second est celui de « l’obligation de ne pas causer de dommage » (article 7) et le troisième est celui de « l’obligation générale de coopérer sur la base de l’avantage mutuel et de la bonne foi en vue de parvenir à l’utilisation optimale et à la protection adéquate du cours d’eau international » (article 8). Dans ce traité onusien qui fournit un cadre général pour l’utilisation des rivières internationales par les Etats riverains, l’article 9 prévoit les modalités d’application de l’article 8 : il s’agit notamment de la notification, des mesures envisagées pouvant avoir des répercussions sur l’état du cours d’eau et des prescriptions particulières dans les situations de risque. Le respect d’une procédure d’information préalable est exigé pour les projets pouvant entraîner une pollution transfrontière.

Vecteur de paix ou facteur de tension

Ces textes nommés « anticrises » visent à construire la coopération et la paix entre les pays de bassins transfrontaliers et sécuriser l’eau pour les générations futures. Pourtant, l’Ethiopie semble insister sur le fait d'« aller toujours dans le sens inverse », souligne Mossaad Abdel-Atty, professeur de droit international, qui explique que « les pays qui partagent le bassin fluvial forment un système hydraulique extrêmement complexe et étroitement lié en termes d’environnement, d’économie, de politique et de sécurité. L’hydro-diplomatie est devenue un domaine important de la politique internationale, c’est-à-dire comment l’eau peut être un vecteur de paix et pas de tension ». Selon l’expert, la répartition des ressources en eau au niveau planétaire illustre de manière éclatante la situation d’interdépendance qui lie ensemble tous les pays du monde. On compte aujourd’hui 263 bassins versants transfrontaliers et plus de 60 000 grands barrages. Par exemple, 19 pays se partagent le bassin du Danube, 9 celui de l’Amazone. 145 pays ont au moins une partie de leur territoire située dans un bassin transfrontalier. 30 sont entièrement situés à l’intérieur de tels bassins. Au Moyen-Orient, cette région qui connaît une forte croissance démographique, environ 3,8 % par an, dans 60 % des pays, l’eau provient de sources extérieures.

Selon Ahmed Amal, expert en affaires africaines, la dispute sur la question de gestion des eaux transfrontalières est « un vieux problème dans le monde. Mais il y avait eu toujours des tentatives de les régler par le droit international et par les accords bilatéraux entre des pays riverains. Parmi les exemples internationaux de réussite en matière de gestion de l’eau, on peut citer les coopérations entre les pays européens concernant le Rhin et le Danube, toutes deux régies par un traité instaurant une commission de gestion commune ». Selon Sayed Flifel, ex-doyen de l’Institut d'études africaines, parmi les expériences réussies « de coopération et d’intégration économique » entre les riverains en Afrique figure le fleuve du Sénégal. Les trois Etats riverains, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, ont intensifié leur coopération au sein de l’Organisation pour la Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS) en mettant en oeuvre un programme d’infrastructure commun, en construisant deux barrages, après le début de la grande sécheresse de 1968-1973.

Par contre, en Chine, le barrage des Trois-Gorges, le plus grand au monde, d’une puissance de 22 500 mégawatts (MW), a causé de sérieux problèmes environnementaux, sociaux et économiques. Cet édifice, long de 660 km et d’une capacité de 39 milliards de m3, a entraîné le déplacement de 1,4 million de personnes et la destruction d’un millier de villes et villages. « La croissance démographique mondiale et la pénurie d’eau figurent parmi les caractéristiques géopolitiques majeures qui risquent de faire de l’eau une source de concurrence ou de confrontation stratégique entre pays voisins », explique Amal.

Arme politique

Par ailleurs, la dispute pour l’eau est aussi motivée par des enjeux principalement politiques. « Aujourd’hui, il y a une tendance dans plusieurs endroits dans le monde à politiser les problèmes de l’eau et utiliser le papier des barrages comme outil de pression pour influencer la décision politique des pays riverains. Ce qui menace par conséquent la paix et la sécurité internationales ». Par exemple, dans les Territoires palestiniens occupés, les Palestiniens sont confrontés à de graves pénuries d’eau en raison d’un accès limité à l’eau de surface et, plus important encore, d’un partage inéquitable entre Israël et la Palestine des aquifères situés sous la Cisjordanie. Les colons israéliens de Cisjordanie utilisent en moyenne environ six fois plus d’eau par personne que les Palestiniens, qui partagent en grande partie les mêmes sources d’eau.

L’eau est aussi utilisée comme une arme dans la guerre de la Turquie en Syrie et en Iraq. Ankara a construit 22 barrages sur les deux grands fleuves : le Tigre et l’Euphrate. Malgré la signature des accords bilatéraux avec ses voisins, la Syrie et l’Iraq, la Turquie insiste sur l'utilisation du terme « eaux transfrontières » au lieu de « fleuves internationaux ». Sur l’Euphrate, le barrage colossal « d’Atatürk » a conduit à une baisse de la part des Syriens dans l’eau du fleuve à moins d’un quart de la quantité convenue au niveau international.

La situation en Iraq est encore plus alarmante. Le 19 mai 2020, la Turquie a mis en service la première turbine de la centrale électrique du barrage d’Ilısu sur le Tigre. Ce qui a entraîné une baisse de 60 % du quota de l’Iraq dans l’eau du fleuve. L’Iraq fait face aujourd’hui à une autre catastrophe. Le ministère iraqien de l’Irrigation a signalé le 22 août une baisse significative des débits d’eau des rivières Sirwan et Little Zab en provenance du nord-est de l’Iran. La semaine dernière, alors que le premier ministre iraqien était en visite à Washington et s’apprêtait à effectuer une autre tournée arabe, l’Iran a détourné le cours de ces deux rivières, réduisant ainsi l’approvisionnement en eau de l’Iraq. Les précipitations constituent 30 % des ressources en eau de l’Iraq, tandis que l’eau en provenance de la Turquie et de l’Iran constitue 70 % des ressources pour l’Iraq.

La stratégie éthiopienne de construction de barrages

Depuis l’année 2000, l’Ethiopie a lancé un vaste plan de construction de barrages sous prétexte de cultiver ses terres et générer de l’électricité. « L’Ethiopie, par sa stratégie de construction de barrages, cherche non seulement à atteindre ses objectifs de développement, mais à devenir une puissance hydro-hégémonique dans la région sans avoir des caractéristiques économiques et militaires », explique Ahmed Amal, avant d’ajouter que l’objectif des régimes éthiopiens successifs depuis la chute du régime de Mangesto Haila Mariam est de faire de l’Ethiopie la « fontaine » de l’eau de l’Afrique. Les Ethiopiens voient le Nil Bleu ou « Abay » en langue amharique, le père de tous les fleuves, comme un pur fleuve éthiopien. Or, la question de politiser les eaux du Nil n’est pas une affaire récente, explique Amal.

L’Ethiopie, sous le règne de Meles Zenawi, avait entamé un processus inlassable de construction d’énormes barrages. Selon la vision de Zenawi, qui vise en premier lieu à mobiliser les Ethiopiens, la stratégie de construction de grands barrages et de développement des infrastructures énergétiques pouvait éradiquer la pauvreté et éliminait tous les facteurs de « recul » social et économique. Cependant, parmi ces nombreux barrages éthiopiens, il y a ceux qui ont suscité un grand débat mondial. Le barrage Gibe 3 était le plus controversé. Les communautés de pêcheurs du lac Turkana, le plus grand lac d’Afrique au Kenya, ont accusé le Gibe 3, ce gigantesque barrage éthiopien, de priver les eaux de poissons. Le lac dépend totalement du fleuve Omo qui vient des hautes-terres d’Ethiopie. Ce fleuve constitue la seule source permanente d’approvisionnement du lac. Depuis que l’Ethiopie a commencé à remplir le barrage en 2015, la vie des résidents locaux, dont beaucoup dépendent du métier de pêcheur, est en danger.

Ainsi, en juin 2018, l’Unesco a classé le lac de Turkana sur la liste du patrimoine mondial en péril. Pour beaucoup de spécialistes, les impacts du barrage Gibe 3 pourraient causer à long terme l’assèchement du lac de Turkana comme il était le cas pour la mer d’Aral en Asie centrale, à cheval sur le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, considéré comme l’une des pires catastrophes environnementales au monde. « L’absence, jusqu’à présent, d’études de faisabilité sociale, économique, environnementale et sécuritaire des barrages éthiopiens présente un grand danger pour les communautés locales en Ethiopie et pour les deux pays en aval », conclut Amal.

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