Al-Ahram Hebdo : Quelles seront les répercussions de l’accident du port de Beyrouth ? Certains pensent que le Liban ne sera plus le même, alors que d’autres estiment qu’en fin de compte la situation ne changera pas. Qu’en pensez-vous ?
Nasser Yassine : Cela dépendra du mouvement de contestation dans la rue et des groupes qui ont participé à la révolution d’octobre 2019. Si la rue parvient à créer un large mouvement et maintenir son élan, cela peut avoir davantage d’impact et nous pourrons alors voir quelque chose de nouveau. Cette nouveauté ne bouleversera pas complètement l’équation cependant, ceci est exclu à mon avis. Mais il est possible de voir des démissions de députés ou des changements sur la scène politique, au niveau du gouvernement ou au niveau des élections avec la tenue d’élections anticipées. De leur côté, les personnalités au pouvoir, les alliés du gouvernement et ceux oeuvrant pour sa protection et la protection des alliances actuelles chercheront à amortir ce choc en offrant un bouc émissaire. Il pourrait s’agir de certains administrateurs ou directeurs du port, des douanes, etc. Aussi avanceront-ils qu’il s’agit d’un accident lié à la négligence et non à la corruption politique. C’est le jeu et la rhétorique des autorités. Ainsi, ils apporteront de simples modifications pour tenter de satisfaire la rue et alors qu’ils continueront, eux, au pouvoir. Cela dépendra en fait de la dynamique de la rue au cours des prochains jours.
— D’après ce que nous avons vu, au moins dans les médias, la colère a ciblé le Hezbollah et Michel Aoun, alors que les autres mouvements ont été épargnés. Pensez-vous que le parti de Hassan Nasrallah soit le grand perdant ?
— La colère et la contestation ont visé tout le monde, aucune partie n’a été épargnée. Il y a eu des potences symboliques avec des photos de tous les officiels : Aoun, Nasrallah, Hassane Diab, Berri, Samir Geagea, Walid Joumblatt et Saad Hariri. Certes, la colère se déverse plus sur le président, parce que les gens ont le sentiment que ce régime a échoué. Depuis quatre ans, le pays n’a fait que reculer, et en plus, Michel Aoun n’admet pas qu’il y ait une erreur. Il ne reconnaît pas que quelque chose de grand soit arrivée et tente d’atténuer la crise. Le grand perdant est certes l’équipe du président.
— Mais dans les premiers instants, la question s’est limitée à un différend sur la formation d’une commission d’enquête et le fait qu’elle soit nationale ou internationale. Qu’en pensez-vous ?
— Certes, certains réclament une commission d’enquête internationale et essaient d’exploiter cette affaire. Il en va de même pour ceux qui ne demandent qu’une commission d’enquête locale et ne veulent pas que des puissances internationales entrent en ligne. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il doit y avoir une enquête par la justice et les autorités libanaises, qu’il s’agisse de militaires ou de juges civils, mais avec un soutien international. Un appui international, mais dans un cadre libanais. Le Liban n’est pas un pays immature. Nous devons compter sur nous-mêmes. La justice libanaise locale doit mener l’enquête et le peuple, la société civile, les juges indépendants et l’ordre des Avocats peuvent suivre et surveiller cette enquête. Mais avec un soutien international.
La question est différente cette fois-ci, et l’attention internationale pourrait mener à une enquête sérieuse ainsi qu’à de nouvelles élections législatives.
— Les législatives anticipées ne seraient-elles pas une bouée de sauvetage pour le pouvoir, dans le sens où le scrutin va dissiper la rue et revenir au sectarisme, et chaque partie regagnera ses circonscriptions et le même pouvoir sera reproduit ?
— C’est vrai, les élections n’entraîneront pas de changement fondamental. Aucun acte constitutionnel démocratique ne conduira non plus à un changement radical au Liban. Le démantèlement du système sectaire est quelque chose qui prendra des années si nous commençons aujourd’hui.
Si des élections ont lieu, elles apporteront certainement de nouveaux visages au parlement. Les élections sont la seule voie démocratique et constitutionnelle qui peut améliorer la représentation des opposants et ceux qui représentent l’esprit de la rue et la révolution d’octobre au parlement. Un changement de 20 % ou de 25 % des sièges est possible, mais cela n’éliminera certainement pas la représentation du Hezbollah ou d’autres factions. Parce que celles-ci sont enracinées dans la société libanaise. Mais cela améliorera la représentation des autres forces. C’est ce que certains pensent. Il n’y a pas d’autre chemin.
— Comment évaluez-vous le mouvement de la rue ? Nous avons vu des manifestations, des chants et des revendications qui reviennent. Où cela peut-il mener ?
— Il y a beaucoup de colère à propos de ce qui s’est passé. Et je ne pense pas que la colère des Libanais s’apaise facilement. D’après ce que je vois dans la rue, ainsi que sur les réseaux sociaux, l’affaire ne passera pas si vite. Cette colère, si elle persiste, signifie que le pouvoir ne pourra pas échapper à ce problème. Il essaiera certainement. Cette question est liée au fait que la catastrophe du port est vue comme un crime contre Beyrouth et les Libanais. Elle est un résultat clair de la désintégration de l’Etat au Liban à cause d’années de corruption et de protection de la corruption par le sectarisme, par le tracé de lignes rouges, par le favoritisme, etc. Un presto connu. Quand ces événements se produisaient sous la forme de coupures de courant, de gaspillage dans le secteur de l’énergie ou dans d’autres secteurs, les gens ressentaient de la frustration, mais dans une large mesure, exprimaient leur colère et continuaient à vivre. Mais maintenant, l’ampleur de ce désastre, qui est le fruit de ce système corrompu, ne passera pas facilement. Du moins, c’est ce que j’ai vu ces deux derniers jours.
— Depuis l’apparition du mouvement contestataire, il n’a pas engendré ni groupes ni parties non sectaires qui pourraient rivaliser avec les forces traditionnelles du pays. Qu’en pensez-vous ?
— Ce n’est pas vrai. De nombreux groupes ont été formés et la plupart d’entre eux ne sont pas sectaires. De nouveaux partis ont été fondés, mais ils sont encore dans leur phase de croissance et de cristallisation. Il y a aussi le parti « Tajaddod » (renouveau) et le mouvement « Léhaqqi » (pour mon droit). D’autres coalitions et de petits groupes sont actifs, et le front civil s’est formé il y a trois semaines. Et ils sont tous clairement non sectaires. C’est un travail qui n’a débuté qu’il y a quelques mois. Mais quelque chose est en train de se passer.
— Le premier ministre Hassane Diab a appelé à la tenue de législatives anticipées. Est-ce une fuite en avant ?
— La question des élections anticipées est source de confusion. Si elles se tiennent maintenant, que sera la chance des nouveaux groupes et comment pourront-ils influencer ? Recréeront-ils les mêmes partis au pouvoir ? Autant de questions légitimes. On ne sait pas non plus comment ces élections se dérouleront et avant les élections, il faudra une nouvelle loi électorale, une représentation équitable de toutes les forces, un pouvoir judiciaire indépendant qui supervise ces élections et un processus transparent. Ce sont les demandes de la rue. Et pour parvenir à cala, il faudra un gouvernement indépendant pour gérer ce processus. Je ne sais pas encore comment les choses vont avancer, mais il faut peut-être une période de transition pour aborder tous ces sujets à commencer par le pouvoir judiciaire indépendant pour préparer une meilleure loi électorale. Soyons pourtant logiques, il existe de nombreux partis et mouvements comme le Hezbollah et autres qui ont une forte présence populaire et géographique. Nous ne pouvons pas bouleverser la situation à 180 degrés, mais au moins si des élections ont lieu au cours de l’année prochaine, par exemple, il y aura une présence importante de ces nouveaux groupes qui s’élèvent au-dessus du sectarisme.
— Est-il possible d’interpréter ce qui se passe au Liban indépendamment de la situation régionale et des affrontements entre l’Arabie saoudite et l’Iran d’une part, et Israël et l’Iran d’autre part, en plus de la situation en Syrie ?
— De manière indirecte, il y a un impact. Une pression s’exerçait sur le Liban avant cette explosion, en raison de ce qui se passe dans la région. Pas d’aide et il y avait des demandes de changements de ce système et de réformes qui pourraient être placées sous la pression du jeu régional. Pourtant, ce qui se passe actuellement n’a aucun rapport direct avec la crise régionale. J’insiste sur le caractère direct. Les gens ont atteint un stade où ils ne peuvent plus supporter tant de corruption, de négligence, de mensonges et de responsabilité, et ils sont descendus dans la rue de façon spontanée. C’est une indignation cumulée pendant des années et c’est aussi le résultat de neuf mois de mobilisation. Les gens attendaient le bon moment pour descendre. Le Covid-19 avait ralenti le mouvement et la dernière catastrophe a redonné de l’élan aux contestataires.
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