«
La révolution naît des entrailles de la tristesse », cette phrase du poème Nizar Qabbani
Ya Beyrouth, chanté par Magda Al-Roumi, devient une réalité partout au Liban. L’heure du départ du gouvernement libanais d’union nationale a sonné. Le premier ministre, Hassane Diab, a annoncé le 10 août la démission de son cabinet. «
J’ai découvert que la corruption institutionnalisée était plus forte que l’Etat », a déclaré Diab dans son discours de démission. Sur la place des Martyrs à Beyrouth, déclarée capitale sinistrée, la colère est immense. Des potences ont été érigées, où se balancent les effigies des principaux leaders politiques libanais. Que se passe-t-il au Liban ?
Tout a commencé le 4 août lorsque deux puissantes explosions secouent Beyrouth, provoquant un immense champignon de fumée jaunâtre. Les vitres des immeubles et des magasins ont volé en éclats à des kilomètres à la ronde. La catastrophe a fait au moins 154 morts, plus de 5 000 blessés et 300 000 sans-abri. Selon la version officielle des faits, l’explosion a été déclenchée par un incendie dans un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium placées au port depuis 6 ans, sans aucune mesure de sécurité. Cette explosion, qui a causé un cratère de 210 mètres de long sur 43 mètres de profondeur, équivaut à un tremblement de terre de 3.3 sur l’échelle de Richter. Selon beaucoup d’observateurs, la catastrophe du 4 août a constitué la manifestation la plus sévère du « dysfonctionnement des institutions et de l’appareil étatique du Liban ». Ses conséquences sur les scènes interne et externe changeront le paysage politique au Liban, souligne Ayman Omar, professeur de sciences politiques à l’Université de Tripoli au Liban, qui qualifie cette tragédie de « nouveau Hiroshima ». « La crise au Liban est celle d’un système politique en pleine désintégration et qui porte en lui les germes de graves divisions. L’explosion du port de Beyrouth a porté un coup fatal au système en place », ajoute Omar. Selon Sameh Rached, politologue, « l’explosion du port de Beyrouth est un prélude à d’autres séismes politiques, économiques et sociaux. Tout s’érode au Liban, la patience de la rue, la crédibilité de la classe politique et les ressources du pays ». Les explosions de Beyrouth interviennent au moment où la scène libanaise est en ébullition. Le ministre des Affaires étrangères, Nassif Hitti, a démissionné le 3 août, un jour avant le drame. Avant de partir, il a déploré « l’absence d’une réelle volonté de réforme ». Les critiques à l’égard de la classe dirigeante se multiplient. Ainsi, le patriarche maronite, Béchara Raï, a appelé le 5 juillet à ce que le Liban se dote d’un statut neutre à l’exemple de la Suisse, de la Suède ou de la Finlande. Il a critiqué le Hezbollah et la classe politique. « La neutralité protègera le Liban du jeu des alliances régionales et des dangers qui menacent son identité ».
En plus, la tragédie est intervenue trois jours avant l’annonce du verdict sur l’assassinat en 2005 de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri initialement prévue le 7 août et reportée au 18 août, afin de respecter le deuil national de trois jours décrété au Liban.
Séisme politique
Face à l’ampleur du drame et de la colère de la rue, le gouvernement a annoncé sa démission lundi 10 août, sept mois depuis son entrée en fonction. Cinq ministres avaient déjà claqué la porte dimanche. Il s’agit des ministres des Finances, de la Justice, de la Défense, de l’Environnement et de l’Information. « Je m’excuse auprès des Libanais, nous n’avons pas pu répondre à leurs attentes », a déclaré Manal Abdel Samad, ministre de l’Information, lors d’une brève allocution télévisée. Le gouvernement Diab avait été formé en janvier dernier après la démission du premier ministre, Saad Hariri, poussé vers la sortie sous la pression d’un soulèvement populaire inédit déclenché le 17 octobre 2019.
De nombreuses questions se posent à présent : pourquoi une énorme quantité de nitrate d’ammonium était entreposée au port de Beyrouth ? A qui profitait-elle ? Le nouveau premier ministre devra répondre à ces questions, toujours sans réponse plus d’une semaine après la catastrophe. Les appels en faveur d’une enquête internationale se multiplient. Ceux-ci sont rejetés par Michel Aoun, le président libanais, qui estime qu’une telle enquête « diluerait la vérité ». En attendant la formation d’un nouveau gouvernement, celui de Hassane Diab est chargé d’expédier les affaires courantes. Selon la presse libanaise, des consultations parlementaires au sujet du nouveau gouvernement doivent avoir lieu, mais leur date n’a pas encore été fixée. Qui succédera à Hassane Diab ? Quelle sera la forme du prochain gouvernement : union nationale, technocrates, neutre ou indépendant ? On est toujours dans le flou.
Une démission « inutile »
La démission du gouvernement Diab était attendue, mais elle n’a pas calmé la colère de la rue. Pendant son discours, des heurts se déroulaientw au centre-ville aux abords du parlement. Des manifestants lançaient des pierres et des pétards sur les forces de sécurité, qui répliquaient avec du gaz lacrymogène. En fait, ce drame survient alors que le Liban vit la pire crise économique de son histoire. Environ un tiers des Libanais est au chômage, la moitié d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté, et la livre libanaise a perdu 80 % de sa valeur depuis octobre dernier. Le Fonds monétaire international a prédit une baisse de 13,8 % du PIB libanais cette année. La démission du gouvernement ne résout rien. C’est le départ de toute la classe politique, accusée de corruption et d’incompétence, que réclame la contestation. « Sans la démission du président Aoun et de la totalité des députés, les amis du régime trouveront toujours le moyen de rester près du pouvoir et on restera toujours dans le même cycle », fustige Layal, une manifestante, à l’AFP.
Vers des élections anticipées ?
Le Liban se dirige-t-il vers des élections anticipées ? Les regards sont tournés aujourd’hui vers la place de l’Etoile où se trouve le siège du parlement. Depuis les explosions de Beyrouth, les démissions de parlementaires se succèdent. Sept membres du parlement libanais ont annoncé leur démission, le dernier était le chef du Mouvement pour l’indépendance, Michel Moawad. Selon la presse libanaise, le Courant du Futur, les Forces libanaises et le Parti socialiste progressiste multiplient les pressions en vue de législatives anticipées. Le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, a annoncé dimanche qu’il oeuvrait actuellement à « rassembler » les démissions des députés pour permettre l’organisation d’élections législatives anticipées. Geagea a qualifié la démission du gouvernement « d’inutile », estimant que « ceux qui ont formé ce gouvernement formeront le prochain cabinet et resteront ainsi au pouvoir ». Pour sa part, Walid Joumblatt, chef du Rassemblement démocratique, est pour des élections législatives anticipées sur la base d’une loi non confessionnelle. Joumblatt considère la démission du gouvernement comme « une grande victoire politique », et qu’il est temps de former un gouvernement « neutre » qui supervise les élections législatives « sur base d’une loi électorale non confessionnelle ».
La situation évolue dans le pays du Cèdre à un rythme très accéléré. Les prochains jours seront décisifs. « Un gouvernement d’urgence sera probablement formé pour sauver la situation et éviter les dérapages. Ce gouvernement pourrait être dirigé par le Courant du Futur de Saad Hariri à condition qu’il accepte. Concernant les tentatives de tenir des élections anticipées, elles ne réussiront pas à mon avis, car le Hezbollah qui est très influent va tout faire pour empêcher ce scénario. A mon avis, tout changement au Liban dépendra de la contestation de la rue », affirme Sameh Rached, spécialiste des affaires régionales au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. L’avenir du Liban se trouve désormais entre les mains de la rue libanaise et non pas aux mains d’une force étrangère ou de la classe politique.
Une aide d’urgence
Lors de sa participation par vidéoconférence le 9 août à la Conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais, organisée par la France et l’Onu avec la participation d’une élite de chefs d’Etat et de gouvernement, le président Abdel Fattah Al-Sissi a appelé la communauté internationale à faire tout son possible pour aider le Liban à se relever et à surmonter les conséquences dévastatrices des explosions. Le président a également appelé les citoyens loyaux au Liban, de tous bords, à épargner à leur patrie les conflits régionaux et à concentrer leurs efforts sur le renforcement des institutions de l’Etat-nation au Liban. Au cours de cette conférence, la communauté internationale s’est engagée à débloquer un fonds d’urgence de près de 200 millions d’euros. Plus de 30 chefs d’Etat et de gouvernement y ont participé. La distribution de ces sommes doit être confiée à l’Onu sans transiter par les autorités libanaises (voir page 5). En fait, la Conférence des donateurs s’est tenue deux jours après la visite du président Emmanuel Macron à Beyrouth. Le président français était le premier responsable étranger à se rendre à Beyrouth, moins de 48 heures après le drame, appelant à « un nouveau pacte politique ». « Ces aides internationales visent à couvrir en urgence les dégâts causés par les explosions, mais ce ne sont pas des aides structurelles pour soutenir l’économie libanaise. Elles sont estimées jusqu’à présent à 264 millions de dollars, alors que le coût de la reconstruction d’un nouveau port varie entre 500 millions de dollars et 1 milliard de dollars. Cependant, l’importance de ces aides ou de cette conférence réside dans le fait qu’elles contribueront à briser l’isolement international sur le Liban », explique Ayman Omar.
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