Al-Ahram Hebdo : On a t oujours reproché à l’OMC le fait qu’elle permet au plus fort de dicter sa loi. Et donc, les pays développés sont en meilleure position pour négocier. Les résultats des négociations ont toujours été en leur faveur. Comment répondre à ces critiques ?
Hamid Mamdouh : Il y a quelques années, il y avait un procès portant sur la libéralisation du commerce des services, mon domaine d’expertise. J’ai été convoqué en tant que témoin. Avant ma déposition, il y avait celle de la présidente d’honneur de l’ONG antimondialisation Attac, Suzan George, qui est une éminente professeure en sciences politiques.
Elle a donné un discours très enthousiaste sur l’injustice de l’OMC et ses règles immorales qui, selon elle, portent atteinte aux paysans dans le monde entier, et aux pays qui peinent à construire et à moderniser leurs industries face aux obstacles imposés par les pays développés.
Afin de mieux représenter l’atrocité et l’injustice de l’ordre mondial, elle a donné l’exemple d’un ring dans lequel le boxeur Mike Tyson est opposé à des enfants à qui l’on demandait de gagner.
J’admets que j’ai commencé à être fasciné par ses arguments, presque convaincu. L’ordre mondial est-il parfait ? Non. Le monde n’est pas une demeure juste. Mike Tyson est l’une des réalités de notre monde. En fait, il en existe plusieurs. Il faut également comprendre que « ces petits », en termes de poids et non en termes de sagesse et d’expérience, devront faire face à Mike Tyson coûte que coûte. Donc, est-ce que vous préférez que Mike Tyson affronte chacun d’eux individuellement dans la rue ? Ou bien qu’ils l’affrontent collectivement à l’intérieur d’un ring, en présence d’un arbitre et avec les règles communes du jeu ?
J’ai représenté l’Egypte pendant les négociations du GATT (ndlr : Accord sur le commerce et les tarifs douaniers). Certes, ce n’était pas facile. Mais les pays en développement ont fait leur devoir et ont collaboré collectivement. Ils ont par conséquent réussi à avoir une voix. Le cycle a abouti à un accord équilibré et à la création de l’OMC.
— L’OMC connaît une crise profonde. Les Etats membres questionnent les règles fondatrices de l’organisation, comme le système de prise de décision basé sur le consensus. Les mouvements sociaux, notamment les agriculteurs, souhaitent la voir disparaître. Comment vous voyez le destin de la plus jeune institution internationale régissant la mondialisation ?
— L’OMC a été négligée par ses membres. Le système de l’OMC repose sur trois fondements, trois fonctions vitales : le règlement des litiges, les négociations et la fonction de délibérationtransparence. C’est comme un trépied, il doit y avoir un certain équilibre dans la distribution des poids entre ces trois fonctions. Avec le temps, deux de ces fonctions sont tombées en panne, et seul le système de règlement des litiges fonctionnait. Il faut des délibérations et des négociations continues pour répondre aux questions nouvelles qui surgissent, pour moderniser les règles qui gouvernent le commerce mondial et pour continuer le processus de modernisation du commerce. Pendant les 20 dernières années, les deux autres fonctions sont tombées en panne. L’absence des négociations et le rôle de l’organisation pour surveiller le respect par les pays membres des règles consenties sont à blâmer. Enfin, le seul rôle dont l’organisation jouait dernièrement est celui du règlement des disputes.
La première chose à faire est donc de rappeler : pourquoi l’OMC a été créée ? Pourquoi est-elle importante ? D’abord, parce que le commerce est indispensable à tous les pays, le commerce est indispensable au développement, à la création d’emploi, à l’innovation et même à la sécurité mondiale, si j’ose dire. Afin de nous épanouir, nous avons besoin de stabilité et de prévisibilité. Les règles ont besoin d’être modernisées, il faut traiter les nouveaux sujets qui n’existaient pas il y a 25 ans, quand l’OMC a été créée. Une mission qui s’avère plus pertinente avec le Covid-19, qui nous met devant de nouvelles réalités. Mon slogan est le suivant : « Arrêtons de parler du futur de l’OMC et commençons à parler de l’OMC du futur ».
— Le conflit entre les Etats membres de l’OMC peut être perçu comme un conflit d’intérêt entre les pays développés et ceux en développement. Il s’agit de deux agendas opposés. Est-ce que vous partagez ce diagnostic ?
— Non. C’est absolument incorrect. En 2000, nous avons commencé un nouveau cycle de libéralisation du commerce dans les domaines des services et de l’agriculture. On a accusé l’organisation de porter atteinte aux droits des peuples, mais en fait, c’est l’absence de son rôle, l’absence des règles qui protègent les droits des gens, qui, en fait, nuit aux intérêts des parties les plus vulnérables.
En 2001, les membres de l’organisation ont ajouté un tas de nouveaux sujets à négocier. C’est ce qu’on appelle l’agenda de Doha. Il faut l’admettre, c’était un énorme agenda qu’on a mal géré. Un échec qui continue jusqu’à nos jours. Résultat : les services et l’agriculture ont disparu sous le poids des autres sujets du cycle de Doha. L’OMC est fondée sur un mécanisme de négociations continues car elle repose sur la réalité que de nouveaux problèmes surgissent de manière continue, d’où le besoin continu de renouveler les règles à travers les négociations.
Comment, par exemple, traiter les défis posés par le commerce numérique ? Comment réconcilier la libéralisation du commerce et le besoin des pays de réguler le commerce, pour protéger par exemple la confidentialité des données des consommateurs, ou assurer la cybersécurité, car en fait, toute régulation législative a un impact négatif sur le libreéchange commercial.
C’est le genre d’intérêts opposés qu’on affronte chaque jour et la seule façon d’y remédier, c’est la négociation.
— Les grandes puissances économiques ont adopté des mesures protectionnistes pour développer leurs industries aux XVIIe et XVIIIe siècles, alors qu’elles nient ce droit aux pays en voie de développement en les appelant à ouvrir leurs marchés. Comment l’OMC peut-elle réconcilier ces deux approches ?
— Ce que les pays développés ont fait il y a deux siècles ne peut pas être répété aujourd’hui. En fait, dans le monde d’aujourd’hui, les pays en développement doivent accorder plus d’attention au développement de leurs politiques commerciales. Il faut également lier cette politique à la politique industrielle et agricole ainsi qu’au développement et à la recherche.
Pour exporter davantage, chaque pays doit augmenter ses importations. Jadis, les pays avaient le luxe de restreindre les importations pour protéger leurs industries naissantes. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Prenons l’exemple de la région du Canal de Suez que l’Egypte entend transformer en un complexe industriel et logistique. L’idée est de faire partie des chaînes mondiales de valeurs, afin de créer des emplois, générer des revenus et développer l’industrie et l’économie. Les produits sophistiqués, qui dépendent de la technologie moderne, ne sont plus manufacturés dans un seul pays. Ils sont divisés en sousproduits, provenant chacun d’un pays différent.
Ensuite, ces sous-produits sont rassemblés pour donner lieu à des produits finis. Donc, il faut faciliter l’importation des sous-produits pour alimenter les industries qui s’installent dans cette région.
— Votre expertise est située dans le domaine de la libéralisation du commerce des services. Ne trouvez-vous pas que ce thème est de peu d’importance pour les pays émergents et en développement ?
— L’économie d’aujourd’hui, les chaînes de valeurs et les industries à hautes technologies dépendent énormément du secteur des services. Prenons l’exemple de l’Egypte. Peu de gens savent que ce pays, grand importateur de produits alimentaires, est le 6e plus grand producteur mondial de légumes frais. Cette position avancée en matière de production est souvent masquée par le volume négligeable de ses exportations en légumes. Il ne serait pas juste de blâmer le ministre de l’Agriculture.
Cultiver des tomates est une chose et les placer sur les étagères des supermarchés en est une autre. Pour aller du point A au point B, il y a une longue chaîne de services. En 2010, une étude officielle montrait qu’entre 30 et 40 % de la production était abîmée avant de quitter le champ, en raison d’un manque de services. Pour que le paysan puisse profiter de sa récolte et l’exporter, il faut développer les services de l’emballage, de transport, de réfrigération, financer et assurer la production et l’exportation, et ainsi de suite. Les services sont au coeur de tous les dossiers commerciaux. L’absence de services efficaces tue l’agriculture et l’industrie.
— Certains préfèrent qu’un politique occupe le poste de directeur général de l’OMC, alors que vous avez servi au sein de l’OMC en tant que bureaucrate et expert et vous êtes devenu le directeur du secteur des services. Trouvez-vous que votre carrière peut être un obstacle à votre nomination ?
— Je trouve que l’OMC a besoin d’un nouveau leadership, différent de ce qu’on a vu le long des 25 dernières années. Tous les anciens directeurs généraux de l’OMC (à une exception près) étaient des anciens ministres. Mais en fin de compte, un ministre fait partie de l’exécutif. Il obéit à des considérations politiques et à ses supérieurs et suit les engagements politiques de son pays. Or, le directeur général doit être un médiateur honnête. Il doit avoir en premier lieu une profonde connaissance des dossiers et avoir la capacité de diviser un sujet de contentieux en petites parties plus faciles à digérer. En second lieu, il doit jouir de la confiance et de l’estime des pays membres. Mais les ministres ne sont pas les seuls à avoir cet accès. Et la vraie question est de savoir comment exploiter cet accès.
Quand les membres se rencontrent, ils parlent de questions politiques certes, mais aussi de questions techniques. J’ai eu accès à tous les ministres des pays membres, et en plus, j’ai gagné leur confiance au fil des années. Tous les pays, développés ou en développement, ont recours à moi et sollicitent mes conseils. Mon impartialité vis-à-vis des membres de l’organisation sera mon principal atout si je deviens directeur général de l’OMC. Mais au-delà de cette considération, il faut se demander si la personne possède les connaissances nécessaires. Le système de l’OMC a besoin d’être fixé. A ce stade, on ne peut pas avoir un directeur général qui connaît mal « la plomberie » comme on dit. Il faut quelqu’un qui peut faire le diagnostic, mais qui peut aussi proposer des solutions multiples et les formuler d’une manière compatible avec le langage de l’OMC. Je pense que je peux apporter tout cela à l’OMC en plus d’une expertise légale.
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