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Le casse-tête turc

Abir Taleb avec agences, Dimanche, 28 juin 2020

Au-delà de ses conséquences sur le conflit libyen lui-même, l’interventionnisme turc en Libye pose de multiples problèmes tant au niveau de l’Otan que de l’Union européenne et des Etats-Unis. Décryptage.

Le casse-tête turc
L'incident du Courbet, survenu le 10 juin en pleine tension due à l'interventionnisme turc, a envenimé davantage les relations entre Paris et Ankara.

La Turquie joue un jeu dangereux en Libye ». La sentence a été lâchée par le président français, Emmanuel Macron, le 22 juin. Le lendemain, la même accusation était lancée à l’encontre de Paris par Ankara. Entre les deux capitales, rien ne va plus. Avec évidemment la Libye en toile de fond, mais aussi d’autres affaires qui ne manquent pas d’envenimer leurs relations. En pleine tension et sur fond d’invectives réciproques, le journal progouvernemental turc Sabah faisait état de l’arrestation de quatre Turcs qui auraient espionné au profit de la France les milieux islamistes en Turquie. Quelques jours auparavant, les deux pays s’échangeaient de virulentes accusations après un incident survenu en Méditerranée : Paris accusant des frégates turques d’avoir eu un comportement « extrêmement agressif » envers un navire français; Ankara rejetant ces affirmations et reprochant au navire français une « manoeuvre dangereuse ».

C’est dire que les conséquences de l’aventurisme de la Turquie dépassent désormais la région. Or, la France et la Turquie sont toutes deux membres de l’Otan. Son secrétaire général, Jens Stoltenberg, s’est voulu prudent, se contentant de lancer une enquête sur l’incident qui a impliqué le Courbet et des frégates turques en Méditerranée le 10 juin. Ce jour-là, le Courbet, sous commandement Otan, avait tenté « d’interroger » un cargo turc suspecté de violer l’embargo de livraisons d’armes à la Libye. Alors qu’il menait une procédure « légale », insiste-t-on à Paris, le Courbet a été fixé à trois reprises par le radar de conduite de tir des frégates turques qui escortaient le cargo. Pour la ministre française des Armées, Florence Parly, « il ne peut pas y avoir de complaisance » avec le comportement de la Turquie.

L’Otan embarrassée, l’Europe divisée, les Etats-Unis indécis

Mais au-delà de l’incident, c’est désormais la position de la Turquie au sein de l’Otan, dont elle est membre, qui pose problème. Et c’est la réaction de l’Otan face aux comportements turcs, qui s’en trouve embarrassée. Pour ce qui est de l’incident en Méditerranée, huit Etats membres sur les trente de l’Alliance ont soutenu officiellement les critiques françaises dont un certain nombre de pays majeurs, comme l’Allemagne ou l’Italie. Pour autant, l’Otan est paralysée face à une telle situation: aucun mécanisme n’est prévu pour sanctionner un allié. Plus globalement, l’Otan est prise au piège: comment réagir face à l’interventionnisme turc en Libye, mais aussi ailleurs? Les Français soulignent depuis plusieurs mois l’existence au sein de l’Otan d’un problème turc: Ankara cherche à tirer profit de la crise libyenne pour pousser ses pions dans la région. La Turquie a ainsi revendiqué via un « Memorandum of Understanding » signé avec le GNA une nouvelle délimitation des zones maritimes en Méditerranée à son profit. Membre elle aussi de l’alliance, la Grèce s’y est fermement opposée. Et ce n’est pas tout: Ankara a acquis des missiles russes S400, a mené une offensive contre les milices kurdes alliées aux Occidentaux dans la lutte contre Daech. Elle exerce aussi un chantage au sein de l’Alliance pour que soient reconnus comme terroristes les YPG (Unités de protection du peuple, milice kurde) et le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et menace régulièrement l’Europe de « rouvrir les vannes de migrants ».

« Un vrai problème », selon Paris

Il y a donc un vrai problème, le répète Paris, qui, outre l’Otan, appelle l’Union Européenne (UE) à discuter rapidement et « sans tabous » du rôle de la Turquie dans le conflit en Libye ainsi que d’autres questions, comme l’a déclaré mercredi 24 juin le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Mona Solimane, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, affirme que « les agissements turcs ont mis l’Otan dans l’embarras. Si la France porte le flambeau anti-turc, il existe des différends tant au sein de l’alliance que de l’UE ».

Que peuvent faire donc l’Otan, l’UE ou l’ensemble de la communauté internationale face à la crise libyenne? Force est de constater qu’il n’y a pas unanimité. Paris soutient l’ANL, Rome est plus proche du GNA, même si les deux capitales, en plus de Berlin, ont parlé d’une même voix dans un communiqué publié jeudi 23 juin, appelant à la fin de « toutes les ingérences » d’acteurs étrangers en Libye et exhortant les parties libyennes à « cesser immédiatement et sans condition les combats ». Quant aux Etats-Unis, leur position reste ambigüe. « Il est nécessaire de mettre fin aux actions militaires et de retourner aux négociations sous l’égide de l’Onu », a indiqué le 22 juin l’ambassade des Etats-Unis en Libye sur Facebook. Une déclaration vague intervenue suite à une rencontre entre le chef du Commandement américain pour l’Afrique (Africom), l’ambassadeur américain en Libye et le chef du GNA. Une visite qui intervient quelques jours après la publication par le commandement Africom de « nouvelles preuves sur des activités d’avions (militaires) russes dans l’espace aérien libyen ».

En effet, la politique libyenne de Washington n’est pas sans lien avec le rôle de Moscou dans ce conflit. Jusque-là, Washington n’a pas semblé gêné outre mesure par l’interventionnisme turc, car il s’oppose aux ambitions de Moscou dans la région, et a donc « laissé faire » la Turquie. « La position américaine n’est pas claire. Washington reconnaît le GNA, mais Trump a aussi appelé Haftar et a dit qu’il le soutenait. En fait, il existe une division au sein de l’Administration américaine entre la présidence et le Département d’Etat. Aussi, il y a les questions internes qui préoccupent davantage Trump alors que les élections approchent. Il se peut que la position américaine devienne plus tranchante après ces élections », explique Mona Solimane.

Mais l’évolution du conflit va-t-elle obliger Washington à mener une politique libyenne moins dilettante ? D’autant plus que Paris, son allié au sein de l’Otan, est davantage proche de Moscou au sujet de la Libye? Emmanuel Macron et son homologue russe, Vladimir Poutine, se sont entretenus, principalement sur cette crise, deux heures durant, vendredi 26 juin par visioconférence. Paris s’est dit « confiant » de pouvoir avancer avec Moscou sur le sujet, où les deux pays partagent un « intérêt commun qui est la stabilisation de la Libye et la réunification de ses institutions » ; Vladimir Poutine répondant que « nous travaillerions ensemble à l’établissement d’un cessez-le-feu ».

« Pour le moment, parmi les grandes puissances ce sont la France et la Russie qui essayeront d’avoir le dernier mot en Libye. Et au-delà des déclarations officielles qui ont suivi le sommet virtuel Macron-Poutine, ce sont les prochains développements sur le terrain qui diront quels sont les résultats réels de ce sommet », conclut l’analyste .

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