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La Libye à la croisée des chemins

Aliaa Al-Korachi et Amira Samir, Lundi, 22 juin 2020

L’intervention turque en Libye soulève de nombreuses interrogations préoccupantes sur l’avenir de ce pays. La présence de mercenaires sur le sol libyen crée une nouvelle donne et inquiète l’ensemble de la région.

La Libye à la croisée des chemins

« Nous mettons en garde toute partie en Libye contre toute intention de poursuivre une solution militaire à la crise du pays … La stabilité de la Libye fait partie intégrante de celle de l’Egypte », a déclaré le président Abdel-Fattah Al-Sissi, le 6 juin, avant d’annoncer une initiative de sortie de crise en Libye, en présence du président de la Chambre des représentants de la Libye, Aguila Saleh, et le maréchal Khalifa Haftar à la tête de l’Armée Nationale Libyenne (ANL). Baptisée la « Déclaration du Caire », cette initiative prévoit un cessez-le-feu et comprend une représentation équitable des trois régions au Conseil présidentiel, la fusion des institutions de l’Etat libyen, l’adoption d’une déclaration constitutionnelle ainsi que le retrait des mercenaires étrangers et le désarmement des milices armées libyennes. Alors que cette initiative a été largement soutenue par la communauté internationale, le Gouvernement d’union national (GNA), dirigé par Fayez Al-Sarraj et appuyé militairement par la Turquie, a refusé de s’asseoir à la table du dialogue avec le camp de l’Est libyen avant de reprendre Syrte et Al-Joufra, deux villes stratégiques en direction des installations pétrolières du centre du pays. L’Egypte, de son côté, intensifie les contacts diplomatiques pour faire taire les armes en Libye. « La nouvelle initiative de paix pour la Libye proposée par l’Egypte devrait être le principal forum de discussions pour décider de l’avenir du pays », a estimé le ministère russe des Affaires étrangères, dans un communiqué. Selon le porte-parole de la présidence, Bassam Radi, les deux présidents, Al-Sissi et son homologue français, Emmanuel Macron, ont convenu, lors d’un appel téléphonique, de poursuivre la coordination conjointe, afin de mettre à exécution la teneur de la Déclaration du Caire, notamment le soutien à l’ANL face au terrorisme et aux groupes armés. De plus, une visite du ministre grec des Affaires étrangères au Caire est prévue cette semaine pour discuter de la Libye et de la sécurité en Méditerranée orientale. Par ailleurs, le chef du parlement libyen, Aguila Saleh, a révélé son accord avec le président algérien, Abdelmajid Tebboune, pour « intensifier et coordonner ses consultations avec l’Egypte et la Tunisie, afin de trouver une solution pacifique à la crise libyenne ».

Les efforts diplomatiques internationaux pour une trêve en Libye se multiplient alors qu’Ankara devient de plus en plus isolée, en raison de son soutien à la solution militaire en Libye. L’intervention turque ne cesse d’alimenter le conflit sanglant entre les parties libyennes. « Maintenant, l’objectif est de prendre le contrôle de toute la région de Syrte, a annoncé Erdogan. Ce sont des zones avec des sites pétroliers de grande importance ».

Une situation gelée sur

le terrain

Or, sur le terrain, le conflit est gelé. Les milices pro-GNA et les mercenaires syriens continuent de rassembler leurs forces pour attaquer les positions de l’armée ANL à l’est de Misrata à la périphérie de la ville côtière de Syrte située à 450km à l’est de Tripoli. Le contrôle de Syrte est un enjeu majeur depuis 2011. C’est la porte d’entrée ouest du croissant pétrolier, situé au centre de la côte libyenne et regroupant les principaux terminaux pétroliers toujours sous le contrôle de Haftar. Après le retrait pour des « raisons tactiques » des villes de l’ouest libyen, l’ANL, qui contrôle encore environ 60% de Libye, a renforcé ses défenses à Syrte et envoyé des renforts militaires supplémentaires en prévision d’une éventuelle attaque des forces pro-GNA pour prendre le contrôle de cette ville stratégique située au centre de la Libye. Ahmad Al-Mesmari, porte-parole de l’ANL, a menacé d’adopter une nouvelle stratégie basée sur la multiplication des frappes aériennes autour de Syrte si le GNA n’applique pas la trêve. En plus, le commandement général des forces armées libyennes a annoncé la restructuration des principales chambres d’opérations de l’armée nationale. Le directeur du département d’orientation morale à l’ANL, Khaled Al-Mahjoub, a déclaré, lundi 15 juin, que « le calme règne jusqu’à présent sur tous les axes de combat dans la ville de Syrte ». Toutefois, Mahjoub n’exclut pas une éventuelle escalade militaire au cours des prochains jours, à cause de l’insistance du GNA de mener la bataille de Syrte, en posant des conditions préjudiciables pour accepter les appels au cessez-le-feu et engager un dialogue pour régler la crise libyenne. « L’intervention militaire de la Turquie en Libye a transformé la guerre de l’ANL contre le terrorisme en Libye en une guerre internationale sous un slogan national », a déclaré Ahmad Al-Mesmari.

Velléités turques

à multiples volets

La présence turque directe et multiforme soulève de nombreuses questions quant aux limites et la nature de l’ingérence d’Ankara en Libye et en Méditerranée orientale. « La Turquie a exploité la préoccupation du monde pour faire face au coronavirus afin de renforcer sa présence en Libye et en Méditerranée, deux scènes intrinsèquement liées du conflit », explique Khaled Hanafi, spécialiste des affaires libyennes. Selon les observateurs, la Turquie poursuit son action militaire faisant fi des appels internationaux à un cessez-le-feu en apportant un soutien multiforme et notamment militaire au gouvernement d’entente: armes sophistiquées, drones, systèmes de défense antiaérienne, sans compter le renforcement des rangs du GNA par l’envoi des officiers turcs et milliers de mercenaires. En outre, la Turquie s’est emparée de la base aérienne Al-Watiya, mai dernier, qui constitue une position stratégique en Libye.

Dans les eaux de la Méditerranée, la Turquie a mené cette semaine des exercices militaires auxquels les F-16 ont participé au large de Misrata, dans l’ouest de la Libye. Depuis plusieurs mois, la Turquie multiplie les forages exploratoires illégaux au large de Chypre, faisant fi des avertissements de l’Union européenne. Ces exercices interviennent au moment où les ministres grec et italien des Affaires étrangères ont signé à Athènes, le 9 juin, un accord pour la démarcation de la zone économique, dans la mer Ionienne qui sépare les deux pays. « La signature par la Grèce et l’Italie de l’accord de démarcation des frontières maritimes représente un nouveau tournant dans la crise. Elle vise à contrer les agissements de la Turquie qui avait précédemment signé un accord de démarcation des frontières maritimes avec le gouvernement de réconciliation, le 29 novembre 2019, en violation avec le droit international ». D’une manière provocatrice, Ankara a partagé sur Twitter, le 6 juin, une carte montrant les localisations de prochains forages en Méditerranée.

« Les opérations illégales turques dans les eaux chypriotes en Méditerranée orientale font partie des politiques expansionnistes de la Turquie, comme en Syrie et Libye, où l’armée turque s’implique directement dans le conflit », a insisté le président chypriote, Nikos Anastasiades.

Plus de 13000 mercenaires

Outre le soutien logistique, la Turquie ne cesse d’acheminer des mercenaires syriens en Libye, afin de renverser l’équilibre en faveur des milices pro-GNA, explique Hanafi. « Ankara, sur les pas des ancêtres, prône la même approche adoptée par l’Empire ottoman vaincu: mener la guerre en recrutant des combattants de nationalités étrangères », souligne le spécialiste. Par ailleurs, selon Mona Soliman, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, le transfert des mercenaires de la Syrie à Tripoli s’inscrit dans le plan d’Erdogan visant « à évacuer les zones occupées par les groupes terroristes à Idleb et les remplacer par les forces de l’armée turque ». Ce processus de transfert de mercenaires du nord de la Syrie vers la capitale libyenne a commencé le 28 décembre 2019, via l’aviation civile libyenne. Selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH), la Turquie a envoyé en Libye plus de 13000 mercenaires, majoritairement de nationalisme turkmène, dont environ 200 enfants, âgés de 16 à 18 ans. Ces mercenaires font partie des groupes armés les plus aguerris et les plus dangereux dans la région: Daech, la division Sultan Mourad, formée de Turkmènes, et la Brigade Suleiman Shah. Ils sont engagés sur la base de contrats renouvelables avec des rémunérations de 2000 à 3000 dollars par mois.

Khaled Hanafi prévoit «des guerres au sein de la guerre », puisque l’argent et les privilèges obtenus par les mercenaires syriens, ces nouveaux arrivés àla capitale libyenne, a augmentéla tension entre le GNA et les milices de Tripoli et de Misrata, dont certains se sont retirés de leurs emplacements àl’intérieur de la capitale vers la ville de Misrata. Selon Hanafi, «le départ de ces combattant étrangers est une condition préalable pour la reprise du règlement politique et l’unification des institutions sécuritaires et militaires de la Libye ».

Quel avenir pour « la Déclaration du Caire » ?

«Les répercussions de la crise libyenne se faisaient sentir à l’échelle régionale et internationale », souligne Mohamad Al-Chahawi, expert stratégique. «L’engagement pour un règlement politique et un cessez-le-feu constituait l’élémentclé de l’initiative égyptienne qui repose sur les conclusions du sommet de Berlin prônant un règlement politique combiné de démarches exécutives claires sur les plans sécuritaire, politique et économique », ajoute-t-il. Cette initiative de paix a obtenu le soutien des grandes forces internationales et régionales : la France, le Royaume- Uni, la Russie, la Grèce, l’Italie, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Bahreïn, l’Algérie, la Ligue arabe et l’Union africaine. Le Conseil de sécuriténational des Etats-Unis et la Mission des Nations-Unies en Libye ont également soutenu cette initiative. Le Bureau du Parlement international pour la tolérance et la paix (IPTP), composéde parlementaires de 70 pays du monde entier, a exprimésa voix en faveur de l’initiative de paix égyptienne pour la Libye.

Dans une déclaration publiée le 12 juin, ils ont tous appeléles parties prenantes concernées, les parlements nationaux et la communautéinternationale àsoutenir l’initiative de paix égyptienne. «Le refus du GNA d’un cessez-le-feu est peut-être l’un des facteurs les plus importants qui constituent un défi non seulement pour l’avenir de la Déclaration du Caire, mais aussi pour les efforts de règlement politique de la crise libyenne dans son ensemble, notamment avec l’insistance de la Turquie jusqu’à présent de poursuivre les opérations militaires en Libye », a déclaréMohamad Ibrahim, directeur général adjoint du Centre égyptien de réflexion et d’études stratégiques. Et de conclure : «Cette initiative pave la voie à un règlement politique global et juste de la crise libyenne sous les auspices des Nations-Unies. La communauté internationale doit assumer ses responsabilités et soutenir cette démarche afin de restaurer la stabilité de l’Etat libyen ».

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