Acte de bonne volonté ou manoeuvre politique éthiopienne ? Le 21 mai dernier, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, et son homologue soudanais, Abdullah Hamdok, annonçaient dans une déclaration conjointe leur volonté de « reprendre les négociations avec l’Egypte » sur le barrage éthiopien de la Renaissance. Une annonce qui intervient près de trois mois après l’échec des négociations qui avaient réuni les trois pays à Washington, sous le parrainage des Etats-Unis et de la Banque mondiale, afin de définir les règles de fonctionnement et de remplissage du barrage. Celui-ci est au coeur d’un vaste différend entre Addis-Abeba et Le Caire, qui craint son impact sur son alimentation en eau. « Nous avons convenu de poursuivre les négociations au niveau technique par le biais de nos ministres de l’Eau chargés de discuter des questions en suspens et d’arriver à des solutions gagnant-gagnant », a déclaré Abiy Ahmed dans un message sur sa page Facebook, affirmant que la réunion du 21 mai a porté sur les questions « mal comprises ».
Le 25 mai, les ministres de l’Irrigation de l’Egypte, du Soudan et de l’Ethiopie se réunissaient par vidéoconférence afin de préparer la reprise des négociations « le plus vite possible ». L’Egypte s’était dite disposée à reprendre les pourparlers à condition que celles-ci soient « sérieuses et constructives », alors que le 1er mai, Le Caire avait soumis une lettre au Conseil de sécurité de l’Onu expliquant sa position sur l’échec des négociations.
C’est en 2011, durant les troubles politiques en Egypte, que l’Ethiopie a annoncé la construction du Grand barrage de la Renaissance, d’un coût de 4,8 milliards de dollars et d’une capacité de stockage de 74000 m3 d’eau. Le barrage est censé produire de l’électricité et assurer l’irrigation de vastes étendues de terrains. L’Egypte craint que ce projet, considéré comme un symbole national en Ethiopie, n’affecte sa part annuelle dans les eaux du Nil, estimée à 55 milliards de m3 d’eau. De longues négociations avec l’Ethiopie et le Soudan entre 2011 et 2019 n’ont pas permis au Caire de régler ses différends avec Addis-Abeba en dépit de la signature, en 2015 à Khartoum, d’une Déclaration de principe qui interdit à l’Ethiopie de remplir le barrage sans accord préalable avec les pays en aval. L’un des clivages porte sur le nombre d’années dont les autorités éthiopiennes auront besoin pour remplir le barrage ainsi que sur la quantité d’eau stockée durant la saison de sécheresse. L’Egypte souhaite que le lac de retenue du barrage soit rempli le plus lentement possible, en près de quinze ans, alors qu’Addis-Abeba propose quatre à sept ans. Le Caire exige en outre la garantie d’un débit de 41 milliards de m3 par an, mais l’Ethiopie refuse de s’engager sur un tel chiffre, laissant entendre qu’elle pourrait accorder 30 milliards de m3.
Eviter les pressions
L’annonce de la reprise des négociations alimente désormais les spéculations. Une avancée est-elle possible après l’échec des pourparlers de Washington? Ayman Abdel-Wahab, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, est sceptique. « L’annonce éthiopienne de la reprise des négociations fait suite aux appels successifs de l’Union Européenne (UE) en faveur d’un règlement des différends sur la question du barrage. Or, l’Ethiopie reçoit des aides européennes pour lutter contre le coronavirus. Il semblerait que l’Ethiopie ne veuille pas paraître comme le noeud du problème aux yeux des Européens », explique le chercheur, selon qui la décision éthiopienne est probablement « une manoeuvre visant à gagner du temps et à se soustraire aux pressions internationales ». Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrel, a déclaré cette semaine qu’il était « essentiel de mettre fin aux différends sur le barrage et de trouver une solution qui satisfait toutes les parties », ajoutant que l’UE salue la décision de reprendre les négociations entre les ministres de l’Irrigation des trois pays.
En dépit de son annonce de reprendre les négociations, l’Ethiopie a affirmé qu’elle procéderait au remplissage du barrage sans accord préalable avec les pays en aval. Addis-Abeba estime n’avoir aucune obligation légale d’aviser l’Egypte du remplissage du barrage. Mais selon Ayman Abdel-Wahab, cet argument est ridicule. « L’Ethiopie affirme que l’Egypte ne l’a jamais prévenue de la construction du Haut-Barrage dans les années 1960, mais la situation du barrage de la Renaissance n’est absolument pas comparable à celle du Haut-Barrage. L’Egypte étant le pays d’embouchure, la construction d’un barrage sur son territoire ne peut en aucun cas nuire aux intérêts des pays en amont », affirme-t-il.
Le droit fluvial
international bafoué
L’Ethiopie se fonde également sur le principe de la « souveraineté absolue » pour justifier ses vues. En vertu de ce principe, les eaux d’un fleuve appartiennent au pays où se trouvent ses sources. Or, ce facteur n’a jamais été pris en compte dans le droit fluvial qui reconnaît plutôt le partage « raisonnable et équitable » des voies navigables communes. Le gouvernement éthiopien aurait pu lancer un projet moins problématique vis-à-vis des pays en aval, en optant pour une série de barrages dont le remplissage aurait généré moins de tension au niveau régional.
Le barrage de la Renaissance n’est visiblement pas un projet hydroélectrique ordinaire, mais un projet politique qui vise à reconquérir l’opinion publique après l’épisode violent des élections de 2005 (ndlr: 193 personnes ont perdu la vie et 763 autres ont été blessées dans des heurts avec les forces de l’ordre) et à détourner l’attention loin des problèmes internes. « Je crois que c’est la raison pour laquelle le gouvernement éthiopien est réticent. Il ne veut pas perdre la face devant l’opinion publique interne, surtout qu’il y a une très forte mobilisation en Ethiopie en faveur du barrage », dit Ayman Abdel-Wahab.
Il est clair que l’Egypte ferait preuve d’une grande prudence si elle devait s’engager à nouveau sur le terrain des négociations. « Il n’est pas question pour Le Caire de reprendre les négociations sans partir du point où elles s’étaient arrêtées à Washington », affirme Ayman Abdel-Wahab. Le Caire a tout fait pour qu’un accord garantissant les intérêts de toutes les parties (Egypte, Soudan et Ethiopie) soit trouvé. Elle ne s’est jamais opposée à la construction de barrages éthiopiens. L’Egypte a accepté la construction, en 2009, du barrage de Tekeze sur le fleuve Atbara, et de la centrale hydroélectrique de Tana Beles. Elle a également accepté le financement, par l’initiative du bassin du Nil, de quatre barrages sur le Nil Bleu (Karadobi, Beko-Abo, Mandaya et Border) d’une capacité totale de 140 milliards de m3 d’eau. Et lorsqu’Addis-Abeba a annoncé en 2011 la construction du Grand barrage de la Renaissance, l’Egypte ne s’y est pas opposée, mais a demandé à ce que ce barrage ne porte pas atteinte à ses intérêts hydriques. Le Caire a demandé à ce que des études de faisabilité crédibles soient effectuées pour déterminer l’impact du barrage sur les pays en aval. Mais cela n’a jamais été possible en raison des tergiversations continues d’Addis-Abeba .
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