Al-Ahram Hebdo : Avec toutes ces menaces de mener une offensive « imminente » à Idleb, quel est l’objectif de la Turquie ?
Sameh Rashed : Idleb est d’une importance géostratégique pour la Turquie, et ce, pour trois raisons : le premier objectif d’Ankara vise à limiter les menaces que représentent les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), cette alliance de combattants kurdes et arabes. La seconde découle de l’inquiétude d’Ankara quant à l’avenir des Kurdes en général en Syrie. Ankara tient depuis toujours à empêcher toute tentative de création d’une entité indépendante kurde dans la région. Le troisième objectif est lié à la volonté d’Ankara de limiter la progression réalisée sur le terrain par l’armée syrienne qui a récupéré ces derniers mois des zones importantes du territoire syrien, en particulier dans le centre, avant d’avancer vers le nord-ouest du pays. Pour protéger ses intérêts dans la région et conserver son image en tant qu’un pays garant, Ankara a multiplié ces derniers jours les menaces.
— Jusqu’où peut aller le bras de fer entre la Russie et la Turquie sur la Syrie ?
— Ce face-à-face entre la Turquie et la Russie en Syrie ne peut être considéré comme une escalade, mais plutôt une démonstration d’une divergence des vues et d’intérêts entre les deux côtés concernant la manière de gérer la situation en Syrie. Les deux côtés s’échangent les accusations de violation des précédentes ententes, alors que chacun d’eux fermait les yeux sur ces violations auparavant. Or, désormais, chaque partie estime qu’aller plus loin, ce serait une vraie sonnette d’alarme. Par exemple, la Turquie considère que Moscou n’a pas réussi à contrôler la progression de l’armée syrienne et l’obliger à respecter les engagements signés à Sotchi. En revanche, le régime syrien gagne du terrain, accusant Ankara de ne pas avoir appliqué strictement l’accord de Sotchi sur Idleb, surtout la clause concernant le désarmement des groupes armés et des factions qui y sont stationnées.
— Quelles sont les conséquences de la progression de l’armée syrienne dans le nord et l’ouest de la Syrie ?
— L’avancée de l’armée syrienne constitue la troisième étape des résultats de l’intervention militaire russe. La première étape a été de sauver le régime syrien de l’effondrement. La deuxième étape, durant environ deux ans, avait des objectifs multiples, dont le plus important était l’affaiblissement des groupes terroristes et les factions opposées au régime. Toutefois, éliminer complètement les groupes armés et stopper la fourniture d’armes ne serait pas réaliste sans parvenir à une formule politique qui mettra fin à neuf ans de conflit en Syrie.
— Et quelles sont les implications des développements sur le terrain sur les tentatives de règlement politique ?
— Les intérêts mutuels de la Russie et de la Turquie en ce qui concerne la Syrie sont principalement axés sur la situation militaire sur le terrain. Pour ce qui est du volet politique, ce qui préoccupe le plus Ankara concerne le statut politique des Kurdes. Par conséquent, on peut facilement observer que les réunions bilatérales Ankara-Moscou ou tripartites Ankara-Moscou-Téhéran se concentrent principalement sur la situation sur le terrain. Alors que la Russie prend en charge la voie politique dans son ensemble comme les dossiers du gouvernement, la Constitution et la période de transition.
Depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie, Ankara, s’est rendu compte que Moscou soutient le maintien du régime syrien au pouvoir. Du coup, la Turquie a modifié le plafond de ses demandes il y a deux ans et ne parle plus de renverser Bachar, elle se contente d’observer la voie politique, tout en prenant des mesures sur le terrain qui lui fournissent des garanties effectives contre les Kurdes.
— Le bras de fer entre la Turquie et la Russie a-t-il des impacts sur d’autres dossiers régionaux où les deux pays sont des acteurs-clés, comme la Libye par exemple ?
— La Turquie et la Russie gèrent leurs relations avec un haut degré de pragmatisme en tenant compte de séparer les dossiers les uns des autres, tant que les intérêts ne se contredisent pas. L’espace de convergence entre les deux côtés est plus large que celui de divergence. Ainsi que l’ordre de priorité et d’importance de chaque dossier. La Syrie est beaucoup plus importante pour eux que la Libye ou le Yémen. Alors que l’espace des divergences dans leurs intérêts et les autres parties est beaucoup plus large. En d’autres termes, il existe un écart, voire une contradiction claire et significative entre Ankara et Moscou d’un côté et Washington de l’autre côté en Syrie. Le différend entre Ankara et Moscou en Syrie est partiel et temporaire. Par conséquent, la coordination et le consensus dans le dossier syrien ont mené à une désescalade en Libye et non l’inverse.
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