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Syrie : Idleb, la dernière bataille ?

Ola Hamdi, Samedi, 29 février 2020

Les avancées successives de l’armée syrienne dans la région d’Idleb au nord de la Syrie ont donné lieu à des frictions entre la Turquie et la Russie. Cependant, elles scellent définitivement le sort de la rébellion et constituent un préalable à une victoire totale de Damas, à un mois d’une escalade russo-turque.

Syrie : Idleb, la dernière bataille ?
Le régime contrôle une trentaine de villes et de villages dans la campagne ouest et sud d’Alep. (Photo : AFP)

La tension monte en Syrie entre la Turquie et la Russie. Depuis début février, Idleb, dernier fief de la rébel­lion syrienne, est le théâtre d’affronte­ments incessants entre l’armée syrienne, soute­nue par l’aviation russe, et la rébellion, épaulée par l’armée turque. Jeudi 20 février, l’armée turque et les milices islamistes qui lui sont fidèles ont intensifié les tirs d’artillerie et les bombardements sur le village stratégique de Nayrab, à proximité d’Idleb, situé sur l’auto­route M4 entre Alep et Lattaquié. Dans le même temps, Moscou a annoncé que des bombardiers Sokhoï Su-24 russes avaient bombardé des « terroristes » qui tentaient de s’infiltrer en Syrie, permettant aux forces syriennes de les repousser. Quelques heures après, l’Observa­toire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) annonçait le retrait des factions et forces turques de la ville de Nayrab. Pour stopper la progres­sion de l’armée syrienne dans la campagne d’Idleb, la Turquie avait déployé des soldats et des véhicules blindés à Idleb. « Pas moins de 2 700 véhicules militaires turcs ont été envoyés en Syrie au cours des 19 derniers jours, notam­ment à Idleb au nord-ouest de la Syrie, et dans la province voisine d’Alep », a rapporté samedi l’OSDH. Un convoi turc de 80 véhicules est entré à Idleb dans la seule journée de samedi. En outre, environ 7 400 soldats turcs ont été déployés à Idleb et à Alep, toujours selon l’ob­servatoire.

Un sommet pour éviter l’escalade

Face à ces développement, Paris, Berlin, Moscou et Ankara vont se réunir le 5 mars dans un sommet consacré à Idleb. L’objectif étant d’éviter l’escalade et surtout l’affrontement entre la Russie et la Turquie. Car Moscou accuse Ankara de ne pas respecter l’accord de Sotchi en vertu duquel elle devait désarmer les milices islamistes à Idleb et cesser d’envoyer des djiha­distes en Syrie. « La Russie voit d’un mauvais oeil les agissements d’Erdogan au nord de la Syrie. Celui-ci n’a pas respecté l’accord de Sotchi et il continue à envoyer des djihadistes en Syrie, mais aussi en Libye. C’est pourquoi Moscou a donné son feu vert aux forces du régime pour avancer sur Idleb, ce que la Turquie a considéré comme une escalade », affirme l’ex­pert en relations internationales Ahmad Sayed Ahmad. Et d’ajouter : « Nous assistons à l’effon­drement de la fragile alliance entre la Russie et la Turquie, régie par des intérêts économiques, notamment l’achat par la Turquie du système de défense anti-missiles russe S-400 et le passage d’un gazoduc russe à travers la Turquie vers l’Europe ».

Russes et Turcs se retrouvent à présent face à face en Syrie. « Les différends entre Moscou et Ankara concernant les opérations militaires peuvent prendre de l’ampleur », estime Mona Soliman, professeure à la faculté d’économie et des sciences politiques de l’Université du Caire. « Erdogan a été très embarrassé les 3 et 4 février, lorsque les points militaires turcs à Idleb ont été pris pour cible et bombardés pour la première fois par l’armée syrienne. Il a d’ailleurs reconnu la mort de 14 soldats turcs. C’est le plus lourd bilan de soldats turcs morts en Syrie. En déployant des troupes au nord de la Syrie, Erdogan voulait sauver la face devant son armée, son peuple et tous les groupes islamistes qui lui demandaient depuis deux mois d’agir pour sauver Idleb de la féroce campagne mili­taire de Bachar Al-Assad », affirme Soliman.

Erdogan voulait certes sauver la face, mais il voulait aussi empêcher l’armée syrienne de prendre le contrôle total de la province d’Idleb et pousser Poutine à renégocier les accords de Sotchi et d’Adana afin de régler la situation de manière définitive à Idleb.

A présent, l’armée syrienne contrôle plus de la moitié de la province d’Idleb, une évolution importante, car la ville est le dernier bastion de la rébellion qui échappe encore au contrôle du régime syrien. Les affrontements à Idleb ont exacerbé la crise humanitaire et augmenté le nombre de réfugiés. Idleb fait à présent face à plusieurs scénarios, dont le plus sombre serait une confrontation directe entre les forces turques et l’armée syrienne, mais ni la Russie ni la Turquie ne souhaitent en arriver là.

Moins pessimiste que Mona Soliman, Ahmad Sayed Ahmad estime de son côté que « la menace turque de mener une opération globale en Syrie est totalement hors de question. Il s’agit d’un discours médiatique prononcé par Erdogan pour tenter d’intimider le régime syrien. Il est peu probable qu’une confrontation militaire ait lieu entre Ankara et Moscou. Par conséquent, il y aura des arrangements et le gouvernement turc se pliera pour laisser passer la tempête ».

Alep, un succès de taille

Cela dit, le rôle turc en Syrie a considérable­ment reculé. Et les victoires successives de l’armée syrienne ne feront que l’affaiblir davan­tage. Les avancées de l’armée syrienne ont changé l’équilibre des forces au nord de la Syrie. Le régime contrôle, pour la première fois depuis 9 ans, une trentaine de villes et de vil­lages dans la campagne ouest et sud d’Alep. Le contrôle des villes de Haritan, Hajjan, Bayanoun, Anadan et d’autres a forcé les groupes armés, soutenus par la Turquie, à reculer. Ainsi, l’ar­mée a repris le contrôle de 95 % de la campagne sud-ouest d’Alep. Les zones encore sous contrôle des groupes armés sont confinées à la campagne ouest d’Alep et la campagne est d’Idleb sont presque totalement isolées les unes des autres. « Le contrôle de la ville d’Alep et de l’ensemble de ses environs par le régime repré­sente un changement important dans le conflit syrien où, pour la première fois depuis 2012, le régime contrôle l’autoroute internationale Alep-Damas, ce qui signifie que la communica­tion est rétablie entre les différentes régions du pays, en particulier Alep, capitale économique de la Syrie. Le contrôle d’Alep aura certes des répercussions sur l’économie syrienne », sou­ligne le politologue Tareq Fahmi.

En 2016, les forces du régime avaient pris le contrôle d’une bonne partie d’Alep après une âpre bataille, qui a duré plusieurs mois, mais l’organisation Hayat Tahrir Al-Cham (Organisation de libération du Levant, ex-Front Al-Nosra) était restée implantée dans ses péri­phéries ouest et nord. La semaine dernière cependant, grâce au contrôle de l’autoroute internationale Alep-Damas, les forces du régime ont avancé dans les environs d’Alep. La télévi­sion publique syrienne a rapporté des scènes de citoyens à Alep célébrant le contrôle par l’ar­mée des villages situés à l’ouest de la ville.

L’avancée des forces du régime à Alep fait partie d’une offensive à grande échelle lancée en décembre dernier dans la région d’Idleb et ses environs au nord-ouest du pays. L’offensive porte sur la campagne sud d’Idleb, puis la cam­pagne ouest d’Alep et le sud-ouest adjacent, où se trouve l’autoroute internationale M5 qui relie Alep à la capitale Damas, en traversant les villes de Hama et de Homs jusqu’à la frontière sud avec la Jordanie (voir page 5). Pour Mona Soliman, la libération d’Alep est l’une des plus importantes victoires de l’armée syrienne. Cette libération était attendue parce que les opérations militaires se sont intensifiées au cours des trois derniers mois. Assad veut contrôler l’ensemble du territoire syrien pour être dans une position plus forte aux négociations. L’opposition, elle, n’a aucun poids et ne contrôle rien.

La réouverture de l’aéroport international d’Alep est une mesure d’une grande importance pour le régime, souligne Tareq Fahmi, et ce, pour des raisons stratégiques d’abord, mais aussi pour des raisons économiques. « Avec la réouverture de l’aéroport, le régime syrien reprend en main un site vital pour l’économie », explique Ahmad Sayed Ahmad. Et d’ajouter que « l’influence turque recule au nord de la Syrie au profit du régime ». Le directeur de l’aviation civile en Syrie, l’ingénieur Bassem Mansour, a souligné que la réouverture de l’aé­roport signifie le retour de l’industrie, du com­merce et des investissements. En fait, la ville d’Alep revêt une importance économique, elle représentait avant la guerre un tiers de l’écono­mie syrienne, un quart de la main-d’oeuvre, la moitié de la production nationale de blé et d’orge et un tiers de l’industrie syrienne, ce qui lui a permis d’être à juste titre la capitale écono­mique de la Syrie.

Contrôle quasi total du territoire par Damas

Tous ces développements nous mènent à nous interroger sur l’avenir du conflit en Syrie. Les observateurs estiment que l’on se dirige vers sa fin et que la Syrie est en passe de retrouver son périmètre arabe et international. « L’Etat syrien contrôle pratiquement toutes les régions du pays, et la vie dans ces régions est en passe de se normaliser, que ce soit en termes de reconstruction et de retour des réfu­giés et des migrants ou en termes de respect de l’ordre et de la loi de l’Etat syrien. Cela pré­pare le terrain à la tenue d’élections présiden­tielle et parlementaires », souligne Ahmad Sayed. Tareq Fahmi souligne pour sa part que « le régime syrien est en train de se rétablir et cela aura des répercussions sur la région ». La guerre se terminera militairement par la vic­toire d’Al-Assad et la reprise de tous les terri­toires syriens, à l’exception des villes du nord, occupées par la Turquie. « Cette victoire mili­taire sera probablement suivie d’une victoire politique à travers une réconciliation natio­nale et un dialogue avec l’opposition. D’où l’importance d’une feuille de route sous super­vision internationale pour rétablir la confiance en le régime et rassurer les réfugiés. Le pro­cessus de reconstruction sera l’une des ques­tions les plus importantes de l’après-guerre », conclut Mona Soliman.

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