Al-Ahram Hebdo : Comment les tractations diplomatiques intenses, menées principalement par la diplomatie égyptienne, ont-elles réussi à entraver l’avancée turque vers la Libye et ouvrir la voie à une percée d’un dialogue politique interlibyen ?
Samir Farag : L’Egypte a en effet intensifié ses efforts diplomatiques pour régler la crise libyenne, et ce, à tous les niveaux. A cet égard, le président Abdel-Fattah Al-Sissi s’est entretenu avec nombre de présidents, tels l’américain, Donald Trump, le russe, Vladimir Poutine, et le français, Emmanuel Macron, qui refusent tous catégoriquement l’ingérence étrangère illégale en Libye. Les efforts diplomatiques égyptiens ont réussi à changer les positions du premier ministre italien, Guiseppe Conte, connu pour son soutien au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. A la suite d’un entretien téléphonique avec le président Al-Sissi, il a apporté son soutien à Haftar contre Fayez Al-Sarraj et s’est opposé à la présence d’éléments turcs dans la région. La diplomatie égyptienne a effectivement réussi à entraver jusqu’à présent l’avancée turque en Libye et à réaliser une grande mobilisation contre Erdogan. Les efforts égyptiens se sont poursuivis avec la visite du ministre des Affaires étrangères, Sameh Choukri, en Algérie, précédée par la réunion, au Caire, des ministres des Affaires étrangères de cinq pays (Egypte, France, Chypre, Grèce et Italie) qui a abouti à de très bons résultats. Car tous les pays de la Méditerranée se sont rencontrés au Caire, en particulier l’Italie et la France qui ont approuvé toutes deux la position égyptienne envers la crise libyenne. Ils ont tous convenu que l’ingérence turque est très dangereuse pour la région et que la démarcation des frontières avec la Turquie est un accord inapproprié qui viole les coutumes et le droit internationaux. L’Egypte attend également la conférence de Berlin sur la Libye pour poursuivre ses efforts diplomatiques.
— A votre avis, pourquoi ce soudain revirement de position turque ?
— Toutes les parties internationales se sont opposées à Erdogan, d’autant plus que le parlement libyen élu par le peuple et dirigé par Aguila Saleh a déposé une plainte auprès des Nations-Unies demandant que l’accord libyen-turc ne soit pas reconnu du fait qu’il a perdu toute légitimité suite à son refus par le parlement libyen qui l’a qualifié d’illégal. De plus, le président américain, Donald Trump, a affirmé que cet accord ne contribuerait pas à la résolution de la situation en Libye et le Congrès américain a voté la levée de l’embargo sur les armes destinées à Chypre, un coup dur pour la Turquie. Tout cela a fait pression sur Erdogan qui a ressenti qu’il ne serait pas en mesure de faire face à ce rejet général. Il a ainsi commencé à changer sa stratégie et à déclarer qu’il viendrait pour réformer et être un médiateur pour instaurer la stabilité en Libye.
Sur le terrain, les premiers rapports indiquent l’envoi d’environ 300 éléments dans la ville de Tripoli, suivis d’un groupe de 35 soldats pour plusieurs objectifs : revoir les plans de défense des forces de Tripoli dirigées par Fayez Al-Sarraj et ouvrir un centre d’informations qui aiderait les forces turques qui peuvent intervenir. Ces mercenaires seront placés en première ligne afin que les forces turques ne soient pas placées face aux forces de Haftar et qu’Erdogan ne soit pas blâmé par la rue turque.
— Quelles sont donc les chances de réussite de la conférence de Berlin ?
— Les chances de réussite sont fortes. La chancelière allemande, Angela Merkel, a confirmé qu’elle rejetait l’accord entre Fayez Al-Sarraj et Erdogan, car il enflamme la situation dans la région. Elle s’est entretenue par téléphone avec le président Abdel-Fattah Al-Sissi dans le but de s’entendre sur les principaux points de la conférence de Berlin. Un consensus international s’est formé pour rejeter l’accord entre Ankara et Al-Sarraj. Je pense que cette conférence portera ses fruits sauf si Fayez Al-Sarraj essaie de la contrecarrer parce que cette conférence a trois principaux objectifs : organiser de nouvelles élections parlementaires et présidentielle, rédiger une nouvelle Constitution pour le pays et expulser tous les éléments terroristes étrangers présents en Libye. Nous espérons la réussite de cette conférence pour un règlement global en Libye, car son échec mènera au gel de la situation et à la persistance du conflit.
Le dossier libyen a été au coeur des entretiens cette semaine entre le président Sissi et Charles Michel, président du Conseil de l'Europe.
— Quels sont les autres scénarios possibles ?
— Les scénarios sont nombreux. Il se peut que les puissances internationales prennent position envers la crise libyenne, comme la position adoptée par l’Otan envers Kadhafi. Les organisations internationales auront alors pour rôle de se réunir et de décider de résoudre la crise en Libye, d’organiser de nouvelles élections parlementaires et présidentielle, de rédiger une nouvelle Constitution et d’unifier le pays, et tout le monde devra se plier à ces décisions. Un autre scénario : l’option militaire qui est catégoriquement refusée par la direction égyptienne. De manière générale, je pense que les choses sont en voie de se calmer et que le scénario de la réussite de la conférence de Berlin est le plus proche.
— Comment voyez-vous les progrès militaires réalisés par de l’Armée nationale libyenne sur le terrain ? Et quelle est l’importance stratégique de la libération de Syrte ?
— Le combat dans les villes est le plus difficile. Raison pour laquelle les forces de Haftar ont du mal à s’emparer de Tripoli, car si elles utilisent l’artillerie, les victimes parmi les civils seront nombreuses, et donc l’opération militaire devient très difficile. De plus, l’adversaire conserve toujours les munitions dans les mosquées et les hôpitaux. Donc, l’avancée militaire se heurte à des obstacles. Cependant, je crois que le succès de ces forces dans la libération de Syrte a une grande importance stratégique et constitue un élan qui conduira au succès des forces dans la réalisation de progrès significatifs dans la période à venir. Nous espérons que l’Armée nationale libyenne réalisera des progrès militaires similaires à ceux de Syrte.
— Quel rôle peuvent jouer les voisins de la Libye face à la Turquie ?
— L’Algérie et la Tunisie veulent prendre une initiative séparée qui regroupe trois pays : la Tunisie, l’Algérie et l’Egypte. Une initiative qui se base sur une solution interlibyenne. Toutefois, elles n’ont fourni aucun détail sur cette initiative. Leur refus d’aider Erdogan est en soi une avancée. Cette position est très positive, car Erdogan voulait débarquer ses forces à travers la Tunisie en raison de la proximité de la Tunisie de Tripoli, ce qui aurait faciliter le transport d’armes et de matériel militaire depuis la Turquie vers la Tunisie directement, puis par voie terrestre vers Tripoli. Cela aurait assuré une voie plus sécurisée au lieu d’être confronté aux forces de l’armée libyenne de Haftar.
— Plus généralement, comment voyez-vous le projet turc en Libye ?
— Les découvertes gazières en Méditerranée orientale ont suscité les convoitises turques. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que la Turquie ne cherche qu’à établir le nouveau projet ottoman. C’est peut-être l’une des raisons, mais ce qui gouverne le monde aujourd’hui, c’est le principe « money talks ». Erdogan a constaté que la Turquie ne possédait rien de gaz méditerranéen, alors elle a essayé de s’emparer du gaz de Chypre mais l’Union européenne l’en a empêchée. L’accord libyen avec le gouvernement de Fayez Al-Sarraj a été perçu comme une opportunité pour la Turquie. Je pense que le principal objectif d’Erdogan est de prendre une part du gâteau du gaz méditerranéen.
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