A corniche al-mazraa, un quartier majoritairement sunnite à Beyrouth, l’ambiance est extrêmement tendue. Cette région a été le théâtre au cours de la semaine des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. Devant Dar Al-Fatwa, et dans de nombreuses autres régions sunnites, notamment à Tripoli, épicentre de la contestation déclenchée le 17 octobre, les manifestants bloquent plusieurs axes routiers en appelant à la grève générale. Il s’agit d’une révolte de «
la rue sunnite » dans plusieurs régions du pays, face à ce qu’elle considère comme une «
désignation chiite » du premier ministre sunnite. Tout a commencé le 19 décembre, après plusieurs semaines de tergiversations politiques et 24 heures après le retrait du chef du gouvernement sortant Saad Hariri de la course, le président Michel Aoun a désigné à la grande surprise Hassan Diab, un quasi inconnu au grand public, pour former le gouvernement. Le scrutin a été marqué par l’abstention de la majorité des députés sunnites. Agé de 60 ans, Diab, un sunnite comme le veut la règle, n’a obtenu ni le soutien des députés du courant du Futur, le parti de Saad Hariri, le principal bloc parlementaire sunnite du pays, ni celui du bloc de Najib Mikati ou encore des indépendants sunnites comme l’ancien premier ministre Tamam Salam. Seuls 5 députés, sur les 69 voix qui se sont exprimées en faveur de M. Diab, étaient sunnites.
Il doit plutôt sa nomination à l’appui du Hezbollah et de ses alliés, dont le Courant Patriotique Libre (CPL) fondé par le président Aoun et le parti chiite Amal. Pourtant, sa désignation n’a pas calmé le mouvement de contestation au Liban qui se poursuit sans relâche depuis le 17 octobre réclamant le départ de l’ensemble de la classe politique. « Qui êtes-vous ? Vous ne représentez pas la révolution », scandent des dizaines de manifestants devant le domicile du nouveau premier ministre.
Un cabinet de technocrates, lequel ? Comment ?
La contestation au Liban entre dans son 3e mois.
C’est donc en pleine contestation que Diab a entamé des concertations politiques avec les différents groupes parlementaires, en vue de former sa prochaine équipe ministérielle. Dans ses premières déclarations, Diab a affirmé qu’il avait entendu la voix de la rue et qu’il n’y aurait pas de retour à la situation d’avant le 17 octobre, tout en précisant qu’il compte former d’ici à six semaines un gouvernement d’experts. Une mission difficile selon des observateurs, dans un pays où la formation des cabinets dure parfois plusieurs mois en raison d’interminables tractations, comme la formation du gouvernement de Tamam Salam en 2014 qui a duré 5 mois, ou encore 9 mois pour l’avènement du cabinet sortant par son prédécesseur Saad Hariri entre 2018 et 2019.
Pour beaucoup d’observateurs, cette fois-ci, la situation au Liban est sans précédent et les scénarios sont difficiles à prévoir. La grogne dans la rue s’étend, et Diab a entamé son parcours avec un handicap majeur : l’absence d’un vaste consensus. Selon Fathi Mahmoud, membre au Conseil égyptien des affaires étrangères, « pour former un nouveau cabinet, Diab, ce sunnite, soutenu par le Hezbollah, fera face à plusieurs défis : Comment convaincre le mouvement de contestation, les forces politiques, la communauté sunnite, ainsi que les donateurs internationaux ? ». Renouer un dialogue avec la rue est le plus grand défi pour le nouveau premier ministre, surtout que « les sunnites sont la force motrice du Hirak depuis son départ », explique Mahmoud. C’est surtout la manière dont Diab a été choisi, dans les coulisses, par le Hezbollah et ses alliés, qui suscite l’ire des sunnites, qui y voient une marginalisation de leur communauté, dans ce pays multiconfessionnel, où le poste de premier ministre est réservé à un sunnite. Un choix qui est également contre les revendications du mouvement de contestation dans son ensemble qui réclame la formation d’un gouvernement de technocrates indépendants, sans lien avec l’ancien pouvoir. Or, Hassan Diab a occupé le poste du ministre de l’Education du cabinet de Najib Mikati, entre 2011 et 2014, un gouvernement dominé par le Hezbollah.
Un gouvernement mort-né ?
Autre question : quelle sera la forme du gouvernement que Diab entend-il former ? Un gouvernement d’experts ou techno-politiques, comme l’a réclamé auparavant le Hezbollah au début de la crise ? « Les risques de la composition d’un gouvernement monocolore, qui porte tous les ingrédients de son échec, s’accentuent », souligne Fathi Mahmoud. Et ce, notamment après le refus de trois forces libanaises de participer au nouveau cabinet et de rejoindre les rangs de l’opposition : les blocs parlementaires du premier ministre sortant, Saad Hariri, ainsi que du leader druze, Walid Joumblatt, et du chef du parti chrétien des Forces Libanaises (FL). D’ailleurs, selon Mona Soliman, chercheuse dans les affaires régionales, « un gouvernement monocolore, soutenu uniquement par le Hezbollah et ses alliés, pourrait élargir le fossé entre sunnites et chiites au Liban, au moment où la rue réclame la chute du communautarisme politique ».
Un troisième défi de taille. « La réaction régionale et internationale suite à la nomination de Diab n’est pas encore claire », estime Mahmoud. Le 11 décembre, à Paris, les principaux soutiens internationaux du Liban avaient conditionné toute aide financière à la mise en place d’un gouvernement « efficace et crédible » et à « des réformes d’urgence ». Pour la presse occidentale, Diab est nommé jusqu’à présent « le candidat du Hezbollah ». Or, un gouvernement soutenu par ce mouvement pourra-t-il faciliter l’obtention d’une aide financière internationale, seule issue pour sauver l’économie libanaise sur le point de l’effondrement ? Face au défi économique, Mahmoud prévoit que « la survie du gouvernement de Diab, s’il voit le jour, sera hautement improbable et sera de courte durée ». Dans ce cas, il faudra reprendre à nouveau de longues consultations parlementaires pour désigner un autre premier ministre dans un climat aiguisé par une situation économique et financière de plus en plus dramatique.
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