L’information est venue de Turquie. L’Organisation internationale des Frères musulmans — le fameux et tout aussi secret Tanzim Dawli — s’est réunie à Istanbul pour discuter des répercussions du « coup subi par la confrérie » après la chute de Morsi et des moyens d’en atténuer les conséquences sur les Frères des autres pays. Des dirigeants de l’organisation et des représentants de toutes les branches de la confrérie dans les pays arabes et européens auraient ainsi discuté de « campagnes de diffamation contre les opposants aux Frères musulmans et de l’encouragement à une incision dans l’institution militaire » comme plan potentiel. La stratégie est développée par le bras de planification de l’organisation internationale — le « Centre international des études et de formation » — et dévoilée par la chaîne britannique d’information Sky News.
Après une analyse des raisons de l’échec du court règne des Frères musulmans en Egypte, le document identifie plusieurs scénarios face à la situation actuelle. Il cite aussi un certain nombre de risques potentiels pour l’avenir des Frères musulmans à l’intérieur et à l’extérieur de l’Egypte. Il en existe six pour chaque cas, dont « l’amplification du sentiment de persécution des Frères qui les pousserait à revenir à l’action secrète, ou à la violence avec la difficulté de contrôler les réactions des partisans de Morsi ».
Les craintes de « divisions au sein de la confrérie » entre les jeunes et les dirigeants qui ont été la cause de l’affrontement avec l’armée et les autres forces politiques, trouvent également leur place.
Le mouvement fondé par Hassan Al-Banna il y a plus de 80 ans s’est auto-détruit à peine un an après l’élection de Morsi à la présidence. L’islam politique, qui s’est trouvé au centre de gravité du Printemps arabe, s’effondre d’une manière aussi spectaculaire que son ascension. Les raisons ne manquent pas et le chercheur Ammar Ali Hassan les résume par « un orgueil soutenu par une volonté de s’accaparer le pouvoir, mais avec une incapacité et une inefficacité de gouvernance ». Le slogan « L’islam est la solution », longtemps outil de popularité avec toutes les grandes attentes qu’il portait, s’est révélé illusoire. Et l’effondrement de Morsi ne trouve pas son origine dans la volonté ou non d’appliquer la charia. Comme le croit l’écrivain Hassanein Heykal, « Morsi a imité Louis XIV en s’identifiant à l’Etat. L’un a dit : l’Etat c’est moi. L’autre a paraphrasé avec : la légitimité c’est moi ».
En Egypte et ailleurs dans la région, le recul du panarabisme avait favorisé la montée de l’islamisme. Ce dernier, depuis la révolution iranienne, avait multiplié les tentatives d’ascension sans jamais atteindre le premier rang du pouvoir. La confrérie qui a résisté aux coups assénés par Nasser puis Moubarak était la mieux placée pour porter l’islam dans l’arène politique. C’est une organisation semi-secrète, fondée sur la loyauté et qui, une fois le régime tombé en Egypte, se présentait comme la force la plus à même d’assurer la stabilité. Son histoire de confrérie « opprimée » renforce la sympathie de la rue et les Frères sortent victorieux de scrutins successifs depuis 2011. Mais il aura suffi d’une année sous Morsi pour développer un sentiment de « haine » à l’égard d’une organisation qui se présente comme « distincte et supérieure à la société ».
Certains analystes et anciens membres de la confrérie accusent les dirigeants actuels du mouvement, les qotbistes radicaux (en allusion au penseur islamiste Sayed Qotb), d’être derrière la crise actuelle pour avoir voulu « dominer » sans prudence. Le professeur de sciences politiques Moataz Abdel-Fattah se demande d’ailleurs si le problème se situe dans les figures de la confrérie comme Badie et Khaïrat (numéros un et deux du mouvement) — et la façon dont elles gèrent l’organisation.
« En d’autres termes, écrit-il, si Chater, ou toute autre figure du bureau politique, était arrivé au pouvoir, la performance aurait-elle été meilleure ? Avec d’autres noms tels Abdel-Moneim Aboul-Fotouh ou Mokhtar Nouh, le problème aurait-il été le même ? ».
Abdel-Fattah apporte plus d’interrogations que de réponses et se demande si le problème s’étend au « Tanzim » (organisation) qui se présente comme un groupe parfois antinomique au reste de la société.
Mea-culpa prématuré
La rue leur échappe, mais il est encore prématuré pour les Frères de passer au mea-culpa. Pour le moment, ils sont dans une lutte de survie avec un retour au discours « martyrologue » et une politique de « victimisation ». Les Frères qui campent sur l’une des avenues de la banlieue nord du Caire, à Madinet Nasr, réclament le retour du président déchu, retravaillent leur histoire faite de répression et de clandestinité dans leur confrontation avec la rue, et surtout l’armée. Cette dernière, en tirant contre la foule qui cherchait à libérer son président là où elle le croyait détenu, a redonné aux Frères leur posture de victimes.
Ainsi, et selon les observateurs, les Frères font face à deux épreuves importantes. La première consiste à conserver la cohésion de l’organisation et l’autre à garder leur qualité d’acteurs incontournables. La première prévaut certes sur la seconde et la confrérie pourrait se replier sur elle-même dans le seul but de maintenir sa structure, surtout en cas de « retour de la répression sécuritaire et des arrestations des cadres ».
Le document développé à Istanbul évoque le risque d’une « auto-exclusion » ou encore de scissions et fissures de la confrérie au profit de mouvements plus ouverts ou d’autres moins pacifiques. La confrérie a déjà trouvé alliés dans les mouvements armés impliqués dans les attentats terroristes des années 1990 et aujourd’hui, les Frères sont accusés de meurtre d’opposants dans différents coins du pays depuis la chute de Morsi. Sans compter que leurs armes sont facilement visibles dans leurs sit-in et manifestations.
Difficile pourtant d’évaluer la portée dudit mouvement des « Frères libres » lancé par des jeunes de la confrérie et voulant retirer la confiance au guide Mohamad Badie et d’autres dirigeants.
La confrérie reste pourtant un acteur politique incontournable, selon Ali Abdel-Aal, chercheur spécialiste des mouvements islamistes. « C’est un mouvement qui a, de manière incontestable, une véritable base sociale et continue à mobiliser les foules », dit-il. Selon lui, les Frères, suivis des salafistes, obtiendront encore une fois la majorité aux prochaines législatives. « C’est possible, car l’opposition est divisée et reste loin de la population », croit le politologue et ancien partenaire des Frères.
Mokhtar Nouh, ancien cadre de la confrérie, affirme que le mouvement « passe par une de ses plus graves épreuves. Sa réintégration sur la scène politique ne passera que par l’abandon de la politique autoritaire et de contrôle ».
L’islam politique est-il mort en Egypte avec l’échec des Frères ? Ali Hassan pense que non, et qu’il a été « fragilisé ». Ce qui explique en partie pourquoi des islamistes étaient présents dans les manifestations anti-Morsi ou aux côtés de l’opposition, comme c’est le cas du parti Al-Nour. Les salafistes s’efforcent aujourd’hui de porter l’étendard et de remplacer les Frères à qui le monopole de l’islam politique a pour l’instant échappé.
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