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Le jeu belliqueux d’Ankara

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 10 décembre 2019

Les deux protocoles d'accord, maritime et militaire, conclus le 27 novembre entre la Turquie et le gouvernement libyen de Fayez Al-Sarraj, mettent au jour les velléités expansionnistes turques en Méditerranée orientale et en Afrique du Nord. Décryptage.

Le jeu belliqueux d’Ankara

Le 27 novembre, à Istanbul, le prési­dent turc, Recep Tayyip Erdogan, a signé deux protocoles d’accord avec Fayez Al-Sarraj, chef du Gouvernement d’entente nationale libyen (GNA). Le premier protocole porte sur « la coopération sécuritaire et militaire entre les deux pays », alors que le second redéfinit les frontières maritimes et partage les eaux éco­nomiques respectives. La signature de ce mémorandum turco-libyen, dont les clauses n’ont pas été encore révélées, a provoqué un tollé à travers le monde. Selon les observa­teurs, une telle démarche complique davan­tage tout règlement du conflit libyen qui date de 2011, et attise les tensions en Méditerranée orientale riche en gaz. La signature de ce mémorandum intervient alors que les prépa­ratifs à Berlin pour accueillir la Conférence internationale sur la Libye, fin décembre, ont déjà commencé. Celle-ci est destinée à relan­cer le processus politique, en prélude à un accord entre Libyens pour régler la crise. Depuis la chute de Muammar Kadhafi en 2011, la Libye est en proie à une guerre par procuration entre des acteurs régionaux et internationaux menée par une multitude de groupes armés. La Turquie, tout comme le Qatar, soutient activement les milices isla­mistes opérant sur le territoire libyen. Les analystes estiment que cet accord vise à léga­liser le soutien militaire et logistique qu’An­kara apporte aux milices armées en violation de l’embargo imposé par le Conseil de sécu­rité depuis le début de la crise en 2011. Il donne également à la Turquie, qui considère la Libye comme sa profondeur stratégique en Afrique du Nord, le droit d’utiliser l’espace aérien, les eaux et le sol libyen sans l’autori­sation préalable des autorités libyennes et de construire des bases militaires. Ce qui consti­tue une violation à la sécurité et à la souve­raineté libyenne. L’accord signé avec la Turquie est aussi « inconstitutionnel » du point de vue libyen puisqu’il a été ratifié sans l’approbation du parlement libyen. L’article 8 des accords de Skhirat, signés en 2015, stipule clairement que tout accord ne peut être signé que par le Conseil présiden­tiel de la Libye et non par le président du conseil, à lui seul.

Par ailleurs, le mémorandum turco-libyen survient en dépit d’un appel lancé en octobre dernier par la Ligue arabe à ses membres de ne plus coopérer avec Ankara et de réduire leur représentation diplomatique en Turquie suite à l’offensive militaire lan­cée par cette dernière contre les forces kurdes en Syrie.

Sur la scène libyenne et internationale, la légitimité de Sarraj est remise aujourd’hui en question. Le parlement libyen, dans un com­muniqué, a qualifié les deux mémorandums de « grande trahison » appelant les Nations-Unis, la Ligue arabe et l’Union africaine à « retirer l’accréditation du gouvernement de Sarraj, et à la transférer à la Chambre des représentants, comme étant le seul organe juridique reconnu par la communauté interna­tionale ».

Violation des droits maritimes

Côté Méditerranée, délimiter les zones maritimes entre la Turquie et la Libye consti­tue une violation du droit maritime internatio­nal et des droits souverains, notamment de la Grèce. Car, les eaux économiques de la Libye et de la Turquie ne se touchent pas. Et entre elles se trouvent la Grèce, Chypre et l’Egypte. Or, cet accord déforme la géographie en négligeant l’existence de ces trois pays et efface l’île de Crète de la carte. Dans un com­muniqué conjoint, l’Egypte, la Grèce et Chypre ont rejeté la signature de l’accord et l’ont qualifié de « nul et non avenu » d’un point de vue juridique.

Unis par des accords de coopération poli­tiques, militaires et surtout gaziers depuis 2014, l’Egypte, la Grèce et Chypre sont devenus membres d’un nouvel accord « La création du Forum du gaz de la Méditerranée orientale », lancé à l’initiative de l’Egypte au début de cette année, qui regroupe plu­sieurs autres pays de la Méditerranée orien­tale, à l’exception de la Turquie, dans le but d’instaurer une coopéra­tion entre les pays pro­ducteurs de gaz et d’exploiter au mieux les décou­vertes gazières en Méditerranée. Au cours de ces der­niers mois, Ankara a envoyé de nombreux navires d’explora­tion dans la zone économique exclu­sive de Chypre mal­gré les avertissements de Washington et de l’Union européenne, qui ont adopté en juillet dernier des mesures politiques et financières visant à imposer des sanctions à Ankara afin d’arrêter ses recherches. En prétendant défendre les intérêts de la République turque de Chypre du Nord, occupée par la Turquie en 1974, Ankara veut avoir sa part des découvertes gazières récentes. Elle est même allée plus loin. Avec des pas accélérés, le parlement turc a approuvé le 5 décembre cet accord controversé. Et la Turquie a annoncé qu’elle communiquerait aux Nations-Unies les coordonnées de sa nouvelle « Zone Economique Exclusive (ZEE) » en Méditerranée orientale.

Pour faire face aux actions turques provoca­trices en Méditerranée, ces trois pays riverains s’activent dans de nombreuses sphères, bilaté­rales et multilatérales, comme l’explique Ahmad Youssef, politologue. Athènes a demandé à l’Otan d’intervenir et de renforcer sa présence navale en Méditerranée afin de protéger ses zones maritimes d’exploitation. Il faut savoir que la Grèce et la Turquie sont membres de cette alliance. 48 heures après la signature de ces protocoles, le ministre grec des Affaires étrangères, Nikos Dendias, s’est rendu au Caire pour s’entretenir de ce sujet avec Sameh Choukri, ministre des Affaires étrangères. Les deux ministres ont convenu « d’accélérer la délimitation des ZEE de la Grèce et de l’Egypte », selon un communiqué ministériel. Chypre, quant à elle, a déclaré qu’elle amènerait la Turquie devant la Cour internationale de justice de La Haye.

Le défi est double pour l’Egypte qui veut sécuriser ses longues frontières avec la Libye et protéger ses projets d’exportation de GNL (Gaz Naturel Liquéfié), que ce soit avec la Grèce et Chypre ou avec d’autres pays rive­rains. Ainsi, Le Caire s’active sur différents fronts comme l’explique Karam Saïd, expert des affaires turques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) : « L’Egypte s’efforce, d’un côté, de consoli­der son partenariat avec la Grèce et Chypre et à travers elles exercer des pressions sur l’Union européenne afin d’activer les sanc­tions contre Ankara. Sur le plan arabe, l’Egypte dirige une campagne diplomatique pour retirer la légitimité du gouvernement Sarraj et apporter plus de soutien à Haftar ».

Lors de son discours prononcé au cours du Forum du dialogue méditerranéen à Rome, Sameh Choukri a déclaré que « le gouverne­ment de Tripoli doit respecter l’accord poli­tique qui détermine ses pouvoirs aussi bien que ses engagements au risque de perdre sa légitimité. L’accord de la Turquie et du gou­vernement de Tripoli ne porte pas atteinte à nos intérêts en Egypte, mais porte préjudice aux intérêts d’autres pays de la région méditerra­néenne, et nous devons nous interroger sur les objectifs de cet accord et sa conclusion à une vitesse record ».

Pourquoi Maintenant ?

Le jeu belliqueux d’Ankara
Sameh Choukri lors de sa rencontre avec son homologue grec, Nikos Denias, au Caire le 2 décembre.

Le timing de la conclusion des accords sus­cite de nombreuses interrogations. Selon Karam Saïd, à l’approche de la Conférence de Berlin sur la Libye, la Turquie tente de se for­ger une place de premier plan à la table des négociations. « D’une part, Ankara veut s’im­poser comme l’un des acteurs du règlement de la crise en Libye afin de renforcer son influence dans ce pays et dans toute la région de l’Afrique du Nord. Elle tente de reproduire le modèle de coordination turco-russe dans la crise syrienne, en Libye. D’autre part, la Turquie tente d’affaiblir le soutien qu’appor­tent certains pays, dont l’Egypte, au gouver­nement de l’Est, surtout que l’Allemagne a invité la France, l’Egypte et les Emirats arabes unis à participer à la conférence, comme étant les trois pays qui sont capables de créer un réel changement positif dans la crise libyenne », explique Saïd.

Autre Objectif. Selon Ahmad Youssef, la question du gaz est une question stratégique pour la Turquie, non seulement en raison de ses besoins croissants en énergie qui dévorent une grande partie de son budget. Mais à cause aussi de ses ambitions expansionnistes et sa volonté d’être un trait d’union entre les zones d’extraction du gaz en Méditerranée orientale et le marché européen où la demande sur le gaz ne cesse de croître. « Ankara voit d’un mauvais oeil la réussite de l’initiative égyp­tienne de créer une entité régionale qui jouit d’un grand soutien international, qui est le Forum du gaz de la Méditerranée orientale. Et de réussir à définir ses Zones économiques exclusives, après avoir conclu des accords pour délimiter ses frontières maritimes avec les pays riverains comme Chypre et la Grèce, des accords qui contraignent les pays de la région, notamment la Turquie, à les respec­ter », souligne Youssef.

Dans son article à Al-Ahram, Hussein Haridi, ancien ministre adjoint des Affaires étrangères, signale que même si apparemment les protocoles d’accord n’ont pas la même valeur juridique que les traités et les accords internationaux déposés aux Nations-Unies, le risque réside toujours dans le fait que ces accords permettent à Ankara de renforcer sa présence militaire en Afrique du Nord. Ce qui représente une menace pour la sécurité natio­nale, non seulement de l’Egypte, mais aussi de la Tunisie et de l’Algérie, à moyen et long termes. « Un nouveau réalignement arabe devient absolument une nécessité urgente pour contrer l’expansionnisme turc. Un réali­gnement qui nécessiterait un leadership égyp­tien », conclut-il.

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