Pourquoi des pays échouent ? Sur la carte du monde, les points rouges qui marquent des pays en situation critique couvrent une grande partie de l’espace moyen-oriental. « Construire un Etat pose de grands défis. Mais le fait de négliger les facteurs qui produisent des Etats défaillants non seulement rendrait impossible tout effort pour parvenir à un règlement efficace, mais aussi pourrait renaître à tout moment le conflit sous ses formes civile et militaire », peut-on lire dans un rapport intitulé « Afghanistan, Iraq, Libye, Syrie et Yémen, la longue guerre des Etats faillis », publié récemment par le Centre américain des recherches stratégiques et internationales (CSIS). Cette étude a abordé les problèmes structurels à long terme en matière de gouvernance, de changement social et de développement, qui ont amené ces cinq pays à faire défaillance (voir page 7).
Mais qu’est-ce qu’un Etat défaillant ? Selon Sameh Rashed, spécialiste des affaires régionales à Al-Ahram, « si le terme échec est associé à un mot, cela signifie que soit le contenu a changé de manière à perdre complètement son sens, soit qu’il devient incapable à répondre aux tâches requises ». Il existe de nombreuses interprétations de la notion d’« Etat failli », nommé également Etat défaillant en déliquescence ou Failed State en anglais. Pour certains, un Etat failli peut être défini comme un Etat qui ne peut ni remplir ses fonctions essentielles ni satisfaire les besoins fondamentaux de ses habitants de façon permanente. Alors que d’autres réduisent ce concept à l’Etat qui ne peut pas agir en tant qu’une entité indépendante. Selon une troisième interprétation, l’Etat devient défaillant lorsque sa souveraineté est mise en question en raison de son exposition aux sanctions économiques, politiques ou militaires, ou à cause du stationnement des troupes étrangères sur son sol.
Les institutions internationales mesurant le degré de vulnérabilité d’un pays à l’effondrement sont aussi nombreuses ; parmi elles figurent Fund for Peace, Brookings Institution et la Banque mondiale. L’indicateur le plus global, comme le souligne Rashed, est celui établi par Fund for Peace. Cet indicateur repose sur la base de douze variables pour tenter de déterminer les éléments qui rendent les pays susceptibles d’échouer. Les plus importants étant l’instabilité politique, les inégalités de développement, le déclin économique, les cycles de violences communautaires et l’intervention d’autres puissances militaires ou paramilitaires. « Avant de tomber en échec, l’Etat doit passer par différentes phases qui varient selon le degré de crise : Etat faible, ou Etat fragile », dit Rashed, avant d’ajouter : « Il faut noter qu’un Etat défaillant est toujours désigné par le terme Etat puisqu’il n’a pas perdu toutes ses caractéristiques en tant que tel. L’ex-Union soviétique et la Somalie présentent deux modèles de l’effondrement de l’Etat ».
Pays fragile ou faible ?
Qui sont donc les pays arabes considérés les plus défaillants ? Conformément aux critères internationaux, la Syrie, le Yémen et la Libye sont classés à la tête de la liste des « Etats faillis », explique Rashed. « Le conflit dans ces trois pays s’est progressivement intensifié et complexifié depuis 2011. Le paysage politique et institutionnel n’est toujours pas unifié et peine à voir émerger une seule autorité capable d’y asseoir une stabilité politique et sécuritaire ». Ces pays sont davantage fragilisés par le terrorisme, engendrant une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent. Selon le rapport du CSIS, en 2017 et 2018, 90 % des attaques terroristes dans le monde sont perpétrés dans des pays arabes. En Syrie, 11,7 millions de personnes, dont 6 millions d’enfants, ont besoin d’une aide humanitaire. Au Yémen, la situation est aussi dramatique. Selon le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), environ 80 % des Yéménites, soit 24 millions de personnes, ont besoin d’assistance et de secours. Sur 20 millions de Yéménites qui manquent de nourriture, 9,6 millions sont au bord de la famine ...
Un Etat fragile présente néanmoins moins de risque qu’un Etat failli. Selon Sameh Rashed, chaque Etat a sa propre façon d’être fragile. L’Iraq, le Liban, l’Iran et l’Algérie font partie des Etats qui oscillent entre les deux statuts « fragile » et « faible ». « Dans ces pays, le risque de passer au stade d’échec s’est fortement accru au cours de derniers mois, à moins que les indicateurs économiques et politiques de ces pays s’améliorent », souligne Rashed. Dans ces quatre pays, les contestations ne cessent d’enfler. En Iraq, la protestation populaire entre dans son 2e mois. Plus de 340 personnes sont mortes. A Bagdad, les manifestants campent jour et nuit sur la place Tahrir qui mène à la Zone verte où se trouvent le parlement et les institutions du gouvernement iraqien. Le projet de réforme de la loi électorale, soumis par le gouvernement de Adel Abdel-Mahdi au parlement, n’a pas réussi à calmer la rue iraqienne. Au Liban, le 22 novembre, le pays de Cèdre a célébré sa fête nationale, alors que se poursuit un mouvement de protestation sans précédent contre la classe dirigeante dans tout le pays. Cette année, le programme des festivités a été changé. Pas de défilé militaire mais des « défilés civils » qui ont parcouru Beyrouth pour célébrer une « nouvelle indépendance ». En Iran, les émeutes déclenchées par la hausse du prix de l’essence se poursuivent depuis le 16 novembre, amenant à des troubles dans les rues avec la confrontation entre les manifestants et la police. La répression, brutale aurait fait au moins 106 morts. En Algérie, le Hirak entre dans son 10e mois. Vendredi dernier, les divers quartiers d’Alger menant vers le centre-ville étaient noirs de monde pour protester contre la présidentielle prévue le 12 décembre.
« De Beyrouth à Téhéran en passant par Alger et Bagdad, le paysage politique est en pleine reconfiguration », explique Youssef. Or, la question est de savoir vers où se dirige cette nouvelle vague de contestation populaire ? Ces pays vont-ils passer au stade d’Etats faillis, d’Etats fragiles ou vont-il devenir plus puissants ?
L’Etat national en question
Selon Ahmad Youssef, outre les raisons économiques et les problèmes de gouvernance amenant à l’échec, c’est le fondement de l’Etat national arabe qui est en crise. « La composition du tissu social des peuples arabes est tribale, sectaire ou confessionnelle. Aux débuts de la création de l’Etat, toutes ces affiliations différentes étaient censées se fondre en une seule entité. Cela ne s’est pas passé, au contraire, elles ont été davantage reconnues. Ainsi, ces appartenances ont continué, dans certains pays, à jouer un rôle parallèle et parfois plus fort à celui de l’Etat », dit Youssef, avant d’ajouter : « Avec l’affaiblissement de l’autorité étatique, les allégeances tribales et sectaires se renforcent. Aujourd’hui, lorsque nous parlons d’une résolution du problème de l’Etat national, nous nous trouvons face à des entraves majeures. Puisque ce sont principalement les forces intérieures qui poussent vers l’éclatement de l’Etat et non pas à sa cohésion : les Kurdes en Syrie, les Houthis au Yémen et les mouvements séparatistes dans de sud de la Libye ».
Quel remède donc ? « La reconstruction de l’Etat sur la base de citoyenneté est aujourd’hui un processus tellement difficile dans les pays en déliquescence. De même, en Iraq comme au Liban, la longue bataille pour se libérer de l’emprise du confessionnalisme a commencé. En Iran aussi, le régime des mollahs est déstabilisé », souligne Youssef. Pourtant, face à ce dilemme, il n y’a pas de solutions radicales, explique Rashed. « A court et moyen terme, le défi sera comment trouver des compromis pour résoudre tous ces conflits afin de conserver ce qui reste de l’Etat national », conclut Youssef.
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