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Etats défaillants : Qui ? Pourquoi ? Comment ?

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 26 novembre 2019

De Beyrouth à Téhéran en passant par Bagdad, le paysage politique est en pleine reconfiguration. Une vague de contestation qui peut renforcer l'Etat ou au contraire le fragiliser, au point de devenir un « Etat défaillant ». Comment un pays peut-il basculer dans la catégorie des « Failed States » ? Dossier.

Etats défaillants : Qui ? Pourquoi ? Comment ?
Le récent mouvement de contestation fragilise davantage l'Iraq.

Pourquoi des pays échouent ? Sur la carte du monde, les points rouges qui marquent des pays en situation critique couvrent une grande partie de l’espace moyen-oriental. « Construire un Etat pose de grands défis. Mais le fait de négli­ger les facteurs qui produisent des Etats défaillants non seulement ren­drait impossible tout effort pour par­venir à un règlement efficace, mais aussi pourrait renaître à tout moment le conflit sous ses formes civile et militaire », peut-on lire dans un rap­port intitulé « Afghanistan, Iraq, Libye, Syrie et Yémen, la longue guerre des Etats faillis », publié récemment par le Centre américain des recherches stratégiques et inter­nationales (CSIS). Cette étude a abordé les problèmes structurels à long terme en matière de gouver­nance, de changement social et de développement, qui ont amené ces cinq pays à faire défaillance (voir page 7).

Mais qu’est-ce qu’un Etat défaillant ? Selon Sameh Rashed, spécialiste des affaires régionales à Al-Ahram, « si le terme échec est associé à un mot, cela signifie que soit le contenu a changé de manière à perdre complètement son sens, soit qu’il devient incapable à répondre aux tâches requises ». Il existe de nombreuses interprétations de la notion d’« Etat failli », nommé éga­lement Etat défaillant en déliques­cence ou Failed State en anglais. Pour certains, un Etat failli peut être défini comme un Etat qui ne peut ni remplir ses fonctions essentielles ni satisfaire les besoins fondamentaux de ses habitants de façon perma­nente. Alors que d’autres réduisent ce concept à l’Etat qui ne peut pas agir en tant qu’une entité indépen­dante. Selon une troisième interpré­tation, l’Etat devient défaillant lorsque sa souveraineté est mise en question en raison de son exposition aux sanctions économiques, poli­tiques ou militaires, ou à cause du stationnement des troupes étrangères sur son sol.

Les institutions internationales mesurant le degré de vulnérabilité d’un pays à l’effondrement sont aussi nombreuses ; parmi elles figu­rent Fund for Peace, Brookings Institution et la Banque mondiale. L’indicateur le plus global, comme le souligne Rashed, est celui établi par Fund for Peace. Cet indicateur repose sur la base de douze variables pour tenter de déterminer les élé­ments qui rendent les pays suscep­tibles d’échouer. Les plus importants étant l’instabilité politique, les iné­galités de développement, le déclin économique, les cycles de violences communautaires et l’intervention d’autres puissances militaires ou paramilitaires. « Avant de tomber en échec, l’Etat doit passer par diffé­rentes phases qui varient selon le degré de crise : Etat faible, ou Etat fragile », dit Rashed, avant d’ajou­ter : « Il faut noter qu’un Etat défaillant est toujours désigné par le terme Etat puisqu’il n’a pas perdu toutes ses caractéristiques en tant que tel. L’ex-Union soviétique et la Somalie présentent deux modèles de l’effondrement de l’Etat ».

Pays fragile ou faible ?

Qui sont donc les pays arabes considérés les plus défaillants ? Conformément aux critères interna­tionaux, la Syrie, le Yémen et la Libye sont classés à la tête de la liste des « Etats faillis », explique Rashed. « Le conflit dans ces trois pays s’est progressivement intensifié et complexifié depuis 2011. Le pay­sage politique et institutionnel n’est toujours pas unifié et peine à voir émerger une seule autorité capable d’y asseoir une stabilité politique et sécuritaire ». Ces pays sont davan­tage fragilisés par le terrorisme, engendrant une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent. Selon le rapport du CSIS, en 2017 et 2018, 90 % des attaques terroristes dans le monde sont perpétrés dans des pays arabes. En Syrie, 11,7 millions de personnes, dont 6 millions d’enfants, ont besoin d’une aide humanitaire. Au Yémen, la situation est aussi dra­matique. Selon le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), environ 80 % des Yéménites, soit 24 millions de personnes, ont besoin d’assis­tance et de secours. Sur 20 millions de Yéménites qui manquent de nour­riture, 9,6 millions sont au bord de la famine ...

Un Etat fragile présente néan­moins moins de risque qu’un Etat failli. Selon Sameh Rashed, chaque Etat a sa propre façon d’être fragile. L’Iraq, le Liban, l’Iran et l’Algérie font partie des Etats qui oscillent entre les deux statuts « fragile » et « faible ». « Dans ces pays, le risque de passer au stade d’échec s’est fortement accru au cours de derniers mois, à moins que les indi­cateurs économiques et politiques de ces pays s’améliorent », souligne Rashed. Dans ces quatre pays, les contestations ne cessent d’enfler. En Iraq, la protestation populaire entre dans son 2e mois. Plus de 340 per­sonnes sont mortes. A Bagdad, les manifestants campent jour et nuit sur la place Tahrir qui mène à la Zone verte où se trouvent le parle­ment et les institutions du gouverne­ment iraqien. Le projet de réforme de la loi électorale, soumis par le gouvernement de Adel Abdel-Mahdi au parlement, n’a pas réussi à calmer la rue iraqienne. Au Liban, le 22 novembre, le pays de Cèdre a célébré sa fête nationale, alors que se poursuit un mouvement de pro­testation sans précédent contre la classe dirigeante dans tout le pays. Cette année, le programme des fes­tivités a été changé. Pas de défilé militaire mais des « défilés civils » qui ont parcouru Beyrouth pour célébrer une « nouvelle indépen­dance ». En Iran, les émeutes déclenchées par la hausse du prix de l’essence se poursuivent depuis le 16 novembre, amenant à des troubles dans les rues avec la confrontation entre les manifestants et la police. La répression, brutale aurait fait au moins 106 morts. En Algérie, le Hirak entre dans son 10e mois. Vendredi dernier, les divers quartiers d’Alger menant vers le centre-ville étaient noirs de monde pour protester contre la présiden­tielle prévue le 12 décembre.

« De Beyrouth à Téhéran en pas­sant par Alger et Bagdad, le pay­sage politique est en pleine reconfi­guration », explique Youssef. Or, la question est de savoir vers où se dirige cette nouvelle vague de contestation populaire ? Ces pays vont-ils passer au stade d’Etats faillis, d’Etats fragiles ou vont-il devenir plus puissants ?

L’Etat national en question

Selon Ahmad Youssef, outre les raisons économiques et les problèmes de gouvernance amenant à l’échec, c’est le fondement de l’Etat national arabe qui est en crise. « La composi­tion du tissu social des peuples arabes est tribale, sectaire ou confession­nelle. Aux débuts de la création de l’Etat, toutes ces affiliations diffé­rentes étaient censées se fondre en une seule entité. Cela ne s’est pas passé, au contraire, elles ont été davantage reconnues. Ainsi, ces appartenances ont continué, dans certains pays, à jouer un rôle paral­lèle et parfois plus fort à celui de l’Etat », dit Youssef, avant d’ajouter : « Avec l’affaiblissement de l’autorité étatique, les allégeances tribales et sectaires se renforcent. Aujourd’hui, lorsque nous parlons d’une résolu­tion du problème de l’Etat national, nous nous trouvons face à des entraves majeures. Puisque ce sont principalement les forces intérieures qui poussent vers l’éclatement de l’Etat et non pas à sa cohésion : les Kurdes en Syrie, les Houthis au Yémen et les mouvements sépara­tistes dans de sud de la Libye ».

Quel remède donc ? « La recons­truction de l’Etat sur la base de citoyenneté est aujourd’hui un pro­cessus tellement difficile dans les pays en déliquescence. De même, en Iraq comme au Liban, la longue bataille pour se libérer de l’emprise du confessionnalisme a commencé. En Iran aussi, le régime des mollahs est déstabilisé », souligne Youssef. Pourtant, face à ce dilemme, il n y’a pas de solutions radicales, explique Rashed. « A court et moyen terme, le défi sera comment trouver des com­promis pour résoudre tous ces conflits afin de conserver ce qui reste de l’Etat national », conclut Youssef.

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