Deux peuples, deux dialectes et mêmes slogans. «
Tous, veut dire Tous ! ». «
Tous des voleurs ! ». Des cris qui, au cours de dernières semaines, ont secoué à la fois des villes libanaises et iraqiennes. Deux mouvements de contestation massifs et inédits continuent de mobiliser, dans ces deux pays, des dizaines de milliers des manifestants. Pour ceux-ci, il n’y a plus de ligne rouge. Ils réclament l’abolition du confessionnalisme politique et le départ de tous les dirigeants au pouvoir sans exception et peu importe leur appartenance communautaire.
Que se passe-t-il donc dans ces deux pays ? Et quels parallèles peuvent-ils être faits entre les deux mouvements ? Au Liban, le mouvement de protestation a été déclenché dans plusieurs régions du pays après l’annonce, le 17 octobre, d’une taxe sur les appels effectués via WhatsApp. La démission du premier ministre Saad Hariri le 29 octobre n’a toutefois pas su calmer les ardeurs de la rue qui réclame un renouvellement de fond en comble de la classe dirigeante, en place depuis 30 ans. Le système politique en vigueur au Liban, qui compte 18 communautés religieuses, repose sur une répartition confessionnelle des fonctions officielles et administratives. Le président de la République et le chef de l’armée sont toujours chrétiens maronites, tandis que le premier ministre est sunnite et que le président du parlement est issu de la communauté chiite.
Les manifestations au Liban trouvent écho en Iraq. Une mobilisation populaire sans précédent depuis la chute de Saddam Hussein, contre le gouvernement de Adel Al-Mahdi, entre dans son 2e mois. Le mois d’octobre a été traversé par deux vagues de contestations spontanées qui ont été brutalement réprimées faisant plus de 200 morts et des milliers de blessés. La contestation en Iraq ne faiblit pas malgré la proposition du président Barham Saleh d’organiser des élections anticipées. Le premier ministre, Adel Abdel-Mahdi, a déclaré son intention de « démissionner » à condition que les blocs au parlement s’entendent sur un remplaçant. Instauré après l’invasion américaine de 2003, le système politique en Iraq partage le pouvoir entre les trois grands groupes majoritaires du pays : chiites, sunnites et Kurdes.
Confessionnalisme versus corruption
« De l’Algérie à l’Iraq en passant par le Liban et le Soudan, la région arabe traverse une seconde vague de contestations arabes. Si la dégradation du niveau de vie et le chômage ont été les causes profondes des soulèvements populaires qui ont secoué certains pays arabes en 2011, en Iraq comme au Liban, la crise est d’abord celle du confessionnalisme », explique Ahmed Youssef, politologue. Et d’ajouter : « Ce système confessionnel a prouvé son échec en tant que modèle politique. La situation va de mal en pis. L’institutionnalisation du confessionnalisme a généré une corruption profondément enracinée dans les deux sociétés ». En Iraq, depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, la corruption a officiellement coûté 410 milliards d’euros à l’Etat, soit deux fois le PIB de l’Iraq, deuxième producteur de l’Opep. Au Liban, plus du quart de la population vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté et le pays affiche une dette publique avoisinant les 90 milliards de dollars, soit 150 % du PIB.
Haro sur l’influence iranienne
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Ce qui complique davantage la situation, c’est que le confessionnalisme qui organise la société libanaise et iraqienne ouvre lui-même la porte aux ingérences des puissances extérieures. L’Iran est l’acteur extérieur le plus influent à Bagdad comme à Beyrouth. Selon des observateurs, les contestations au Liban et en Iraq défient la politique régionale iranienne. L’influence de Téhéran dans ces pays est explicitement visée par les slogans des manifestants. Autre point en commun : dans les deux pays, les principaux groupes chiites sont étroitement liés à l’Iran. Le Hezbollah au Liban, ce mouvement politico-militaire chiite, et les différents milices et partis politiques chiites en Iraq, dont Al-Hached Al-Chaabi, sont des éléments-clés dans la politique régionale iranienne. Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a dénoncé, dans un discours retransmis par la télévision, « l’action de puissances étrangères dans ces événements ».
Par ailleurs, un tabou a été brisé. Dans les deux pays, les manifestations ont secoué des villes et des villages chiites. Au Liban, la vague de protestation a gagné les régions chiites du sud du pays, dominées par le Hezbollah. En Iraq, le malaise est plus profond. Alors qu’au Liban les manifestants appartiennent à toutes les confessions, en Iraq, le mouvement est composé majoritairement par les chiites. En fait, le soulèvement des populations iraqiennes dans le sud, à majorité chiite, n’est pas nouveau. En septembre 2018, des centaines d’Iraqiens ont incendié le consulat iranien à Bassora.
« L’Iran suit attentivement l’évolution des événements dans ces deux pays. Ni le contexte régional, ni le timing de ces soulèvements ne sont favorables pour Téhéran. Ils interviennent à un moment où l’Iran est soumis à une pression internationale sans précédent à cause de son programme nucléaire et ses ingérences régionales », estime Mona Soliman, spécialiste dans les affaires iraniennes à l’Université du Caire, avant d’ajouter que « des considérations internes entrent aussi en jeu. L’Iran craint surtout une contagion des contestations sur son propre sol. Le deuxième anniversaire des manifestations iraniennes, qui se sont étendues à une centaine de provinces et de villes en décembre dernier, s’approche ».
Quelles alternatives ?
Mais peut-on tourner facilement la page du confessionnalisme dans ces deux pays ? « Les manifestations en cours pourraient être vues comme un point de départ pour l’élimination de cette forme de gouvernance contestée. Mais, la refondation du système et le passage vers un Etat-Nation sont un processus compliqué qui posera de nombreux défis », explique Sameh Rashed, expert des affaires régionales à Al-Ahram. Cette réalité confessionnelle ne se limite pas au seul volet politique, mais personne ne peut nier qu’« elle est enracinée dans le tissu social de ces deux pays », ajoute-t-il.
En outre, les lois électorales et les Constitutions en vigueur rendent tout changement très difficile. Selon Rashed, la démission des gouvernements n’est donc pas le moyen de parvenir à une solution. Dans la plupart des cas, c’est l’impasse. « Tout changement effectué selon les mêmes mécanismes ne mènerait qu’à la reproduction d’une situation similaire. Ce sont uniquement les noms qui changent alors que les rapports de force restent toujours les mêmes », conclut Rashed.
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