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Syrie : Ankara joue avec le feu

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 15 octobre 2019

Lancée le 9 octobre, l’opération turque a ouvert un nouveau front dans le conflit en Syrie. Les conséquences de l'opération turque sont nombreuses mais dépendent de l’ampleur et de la durée de l'offensive.

Syrie : Ankara joue avec le feu
Des civils syriens fuyant les bombardements de l'armée turque au nord-est de la Syrie.

Dans le conflit syrien, qui dure depuis 2011, un nouveau front s’est ouvert dans le nord du pays, où s’opposent il y a presque une semaine armée turque et forces kurdes. Depuis le 9 octobre, trois jours à peine après l’annonce par Donald Trump du retrait des soldats américains, l’armée turque, renforcée par des combattants syriens issus des rangs de l’Armée Nationale Syrienne (ANS), a lancé une offensive à grande échelle dans cette région au nord-est de l’Euphrate, baptisée « Source de la paix », contre les milices des Forces Démocratiques Syriennes kurdes (FDS). Cette offensive a entraîné la mort de plus de 150 personnes, dont une cinquantaine de civils, et l’exode de plus de 160 000 autres. Au cours des quatre premiers jours de l’offensive, les forces turques ont progressé rapidement sur le terrain. Elles ont conquis toute la région frontalière, de Tal Abyad jusqu’à l’ouest de Ras Al-Aïn et se sont emparées de 40 villages. Le déploiement de l’armée syrienne près de la frontière turque, au cinquième jour de l’offensive, après avoir conclu un accord avec les Kurdes, à leur demande, pour les aider à freiner l’avancée turque, a radicalement modifié l’équilibre militaire sur le champ de bataille. Selon les médias officiels, les unités de l’ANS sont entrées dans les grandes villes du nord de la Syrie comme Kobané, Manbij, Tal Tamer, Aïn Issa, ou Qamichli. Au cours des dernières heures, les tensions montent autour de la ville de Manbij, qui aurait été la prochaine cible de la Turquie. Cette ville représente un véritable noeud entre les régions tenues par les FDS, celles tenues par le régime syrien et celles dominées par la Turquie dans le nord de la Syrie.

Projet expansionniste à haut risque

L’offensive turque a soulevé l’indignation des pays arabes. « L’opération turque constitue un acte d’agression et une invasion d’une terre arabe. La Turquie viole le droit international. Et cette agression s’inscrit parmi les crimes de guerre et menace l’unité et la souveraineté de la Syrie et la cohésion de son tissu social », a souligné le communiqué final de la réunion d’urgence de la Ligue arabe tenue au Caire le 12 octobre à l’invitation de l’Egypte. Selon l’analyste politique Névine Mossad, le projet d’expansion turc dans la région est beaucoup plus dangereux que celui iranien. « C’est vrai que les deux sont des anciens empires. Et que les empires faiblissent et ne meurent pas. Mais le califat turc a un contact sectaire avec la majorité sunnite dans la région, contrairement à l’Ayatollah iranien », estime Névine Mossad.

L’assaut turc s’inscrit dans la stratégie d’Ankara entamée depuis le début de la crise syrienne, qui vise à « une annexion silencieuse et progressive du territoire de la Syrie à la Turquie », comme l’explique Karam Saïd, spécialiste des affaires turques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. En fait, il s’agit de la troisième offensive turque dans le nord de la Syrie. Les forces turques sont intervenues une première fois en 2016, sous prétexte de combattre Daech dans une opération qui s’appelait « Bouclier de l’Euphrate ». En six mois, elles sont allées jusqu’à Raqqa pour établir un tampon entre les différents territoires contrôlés par les Kurdes. L’armée turque est intervenue une deuxième fois au début 2018, avec l’opération « Rameau d’olivier », dans la région d’Afrin, au nord-ouest, où des forces turques sont toujours présentes. Le but annoncé de cette troisième opération par Erdogan est d’installer une « zone de sécurité » d’environ 30 km de profondeur sur 120 km de long entre les villes frontalières syriennes de Tal Abyad et de Ras Al-Aïn. Cette « zone » serait susceptible d’accueillir une partie des 3,6 millions de Syriens actuellement réfugiés en Turquie. Pourtant, « Erdogan vise par la création de ce couloir d’autres objectifs cachés », comme l’explique Malek Awny, directeur en chef de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya. Selon le spécialiste, Ankara vise à modifier la structure démographique dans cette région en installant des populations arabes dans des zones kurdes pour former une barrière entre le bloc kurde et la Turquie.

Longtemps marginalisés par le régime de Bachar, père et fils, les Kurdes ont pu instaurer une autonomie sur environ 30 % des régions du nord et du nord-est de la Syrie. Le régime syrien refuse cette autonomie et, par le passé, il est même allé jusqu’à accuser les Kurdes de « traîtres » pour leur alliance avec Washington dans la guerre contre Daech (voir page 4).

Reconfiguration des alliances

Jusqu’à où la Turquie a l’intention de pénétrer en territoire syrien ? C’est l’inconnue. « La Turquie n’est intervenue en Syrie pour la quitter facilement, ni maintenant ni plus tard. Au moindre cas, Ankara maintiendrait une présence militaire qui lui permettrait de garder toujours la capacité logistique de retourner une autre fois dans le cas où ce serait nécessaire », souligne Sameh Rashed, spécialiste des affaires régionales à Al-Ahram (voir entretien page 3).

Selon les observateurs, les conséquences de l’opération turque sont nombreuses et dépendent de l’ampleur et de la durée de l’offensive. « Une crise humanitaire émerge dans le nord de la Syrie où les civils et les installations médicales sont actuellement dans le viseur des bombardements », précise Said. Autre conséquence : Rupture du processus politique, puisque l’opération militaire a été lancée alors que la première réunion de la Commission constitutionnelle chargée de rédiger une nouvelle Constitution pour la Syrie devrait avoir lieu le 30 octobre à Genève. L’évasion de plusieurs centaines des camps retenus par les Kurdes pourrait être « l’une des conséquences les plus dramatiques et dangereuses de cette opération », ajoute Saïd. La Turquie est accusée aujourd’hui d’être pleinement responsable des répercussions de son agression sur la propagation du terrorisme ou le retour d’organisations terroristes. Profitant du chaos sécuritaire créé par l’offensive turque, près de 800 proches de djihadistes étrangers se sont enfuis d’un de ces camps retenus par les Kurdes, lundi dernier. En fait, quelque 12 000 combattants de Daech, de 54 pays, sont détenus dans les prisons des Kurdes.

« L’offensive turque a également contribué à une reconfiguration des alliances entre les acteurs locaux et internationaux sur la scène syrienne », explique le spécialiste avant d’ajouter : « Il est évident que la coordination américano-kurde s’est complètement effondrée. La politique américaine en Syrie a perdu toute crédibilité même à l’époque d’Obama ». Par ailleurs, l’alliance militaire de circonstance scellée entre les Kurdes et le régime syrien dans l’est de l’Euphrate pourrait freiner les avancées de la Turquie en Syrie et aboutir plus tard à des concessions politiques entre les deux parties. Quant à la Russie, qui a joué le rôle de garant dans le dialogue avec les Kurdes et son allié syrien, elle demeure aujourd’hui le maître du jeu en Syrie.

Où se dirige le conflit syrien ? Il est encore difficile de mesurer les développements. Les répercussions de l’opération militaire ne cessent de modifier la nature des interactions politiques et les équilibres militaires sur le terrain.

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