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Mohamed Bouabdallah : La France investit autant dans sa diplomatie culturelle, car elle permet une meilleure compréhension mutuelle

Dalia Chams, Mercredi, 31 juillet 2019

Conseiller de coopération et d’action culturelle, directeur de l’Institut Français d’Egypte (IFE), Mohamed Bouabdallah dresse le bilan de son mandat de trois ans, qui arrive à terme en septembre prochain.

Mohamed Bouabdallah

Al-ِAhram Hebdo : Vous occupez le poste de conseiller de coopé­ration et d’action culturelle depuis trois ans, et vous rentrez en France au mois de septembre pro­chain. Quel bilan faites-vous de ces années ?

Mohamed Bouabdallah: C’était une expérience très enrichissante. Quand on vient de France et qu’on ne connaît pas l’Egypte, ce qui était mon cas, on sait que les Français aiment l’Egypte, l’égyptologie… Mais on ne se rend pas compte en France, à quel point c’est réciproque. Donc à mon arrivée, j’ai découvert que la francophonie était vivante et que l’histoire entre les deux pays ce n’est pas seulement l’égyptologie, l’Expédition de Bonaparte et le Canal de Suez, mais c’est beaucoup plus riche que cela. Depuis deux siècles, nos deux pays ont cheminé ensemble dans leur his­toire, notamment avec des échanges culturels, éducatifs et linguistiques. Par conséquent, l’enjeu pour moi était de s’inscrire dans cette tradition et de trouver les moyens d’un nouveau dynamisme. Et c’est ce que j’ai essayé de faire pendant trois ans avec mes équipes. Je me suis battu pour arrêter les baisses de crédits venant de Paris. Et l’on a gagné cette bataille. On a modernisé l’Institut Français d’Egypte (IFE) pour dégager plus de ressources. On a été chercher de l’argent dans le secteur privé, auprès de sponsors, notamment pour l’année Egypte-France. Et l’on a réussi à avoir 24 sponsors: des entreprises françaises, égyptiennes, des écoles françaises, qui ont décidé de soutenir le dévelop­pement des liens culturels entre la France et l’Egypte. On a quasiment multiplié par dix nos recettes de mécénat. Je suis vraiment très recon­naissant à tous les partenaires qui nous ont fait confiance.

— Vous avez sillonné le pays dans le cadre de votre mission, comment décrivez-vous l’Egypte à travers le monde des lettres et des arts ? Quelles sont vos observations sur le champ culturel ?

— Un talent extraordinaire, notam­ment chez les jeunes. Il y a une éner­gie incroyable et une ouverture sur le monde. Et le paradoxe c’est qu’au­jourd’hui il s’agit d’une scène assez méconnue, qui est un peu sortie des radars mondiaux. D’où sa richesse, car ce qui est aussi important dans la culture, c’est la découverte de choses nouvelles, l’invention. Et il y a en Egypte un potentiel de créativité énorme, dans la photographie, la danse, la musique, le cinéma, le théâtre, la littérature évi­demment. Pour moi, c’était une découverte. On n’est pas resté sur Oum Kalsoum, Naguib Mahfouz, mais j’ai découvert ici une scène culturelle incroyable. Notre objectif est de faire découvrir ces talents en France et de nouer des liens avec des artistes français venus ici en Egypte, pour montrer leur oeuvre, mais aussi pour collaborer avec des artistes égyptiens. Par exemple, dans le domaine de la musique, il y a un an, Al-Qasar — un groupe de rock psychédélique, dont la musique est souvent diffusée sur radio Nova— est venu pour la Fête de la musique et ses membres ont rencontré des artistes égyptiens. Ils sont revenus, cette année, et ils ont fait une résidence à Makan, avec les musiciens de la troupe Mazaher, spé­cialiste de la musique rituelle du zar (exorcisme des démons). Ils ont passé près d’une semaine ensemble et ont enregistré une partie de leur prochain album. Ils sont donc rentrés en France avec une évolution de leur style musi­cal grâce à cette collaboration. Cette année, on a fait venir aussi des dan­seurs de hip-hop, un projet français d’influence marocaine. Ils se sont produits notamment dans le cadre du Festival D-CAF et ont également formé des jeunes danseurs égyptiens, qui vont aller en France pour partici­per à un atelier durant un festival de danse hip-hop et de danse urbaine. Là aussi, il y a un enrichissement mutuel.

— Vous n’êtes pas un acteur du champ culturel à l’origine, mais un diplomate, de quoi faire pencher la balance un peu plus du côté de la diplomatie culturelle...

— C’est vrai, ma carrière de base est celle de diplomate, mais en France, nous considérons que la diplomatie c’est un tout. C’est la capacité de nouer des relations avec un autre pays et de s’influencer réciproquement, de trou­ver ensemble les moyens d’instaurer la paix, la stabilité et le développement. On fait ceci en négociant. Au début de ma carrière, j’ai participé à des négo­ciations à propos des crises aux Nations-Unies, au Mali, en Syrie, en Iran … Pendant ces crises, vous négo­ciez, vous êtes autour de la table, mais au bout d’un moment vous vous rendez compte que les négociations peuvent être facilitées si vous partagez avec la personne qui est en face de vous quelque chose: une langue, une culture, une expérience, et donc il y a une influence de la culture sur les négocia­tions diplomatiques, à proprement par­ler. C’est pour cela que la France investit autant dans sa diplomatie cultu­relle, car elle lui permet de mieux connaître les pays avec qui elle a des relations, et ceci permet d’atteindre une meilleure compréhension mutuelle, lorsqu’on négocie sur la paix, sur le climat ou autres. Donc dans le système français effectivement le diplomate doit exercer plusieurs métiers, dont celui de la diplomatie culturelle. Pour ce faire, il faut évidemment avoir une sensibilité culturelle. Moi, pour ma part, quand j’étais encore jeune étu­diant j’ai travaillé avec des artistes contemporains, comme assistant, et on a créé une association de soutien aux jeunes artistes contemporains plas­tiques, très conceptuels. Ensuite un peu plus tard, j’ai commencé à faire du théâtre en amateur, tout ceci en paral­lèle avec mes études, bien évidemment. J’étais élève à Cours Florent, qui est une école prestigieuse de théâtre à Paris. Et tous les étés, je me rends aux divers festivals: Avignon, Aix-en-Provence, les rencontres d’Arles pour la photographie. Donc finalement tous ces sujets je les ai un peu accumulés dans ma vie, avant d’être nommé au Caire.

— Récemment l’Université Française d’Egypte (UFE) a été rebaptisée, pourquoi avez-vous déci­dé de vous lancer dans cette voie ?

La France investit autant dans sa diplomatie culturelle, car elle permet une meilleure compréhension
Le spectacle d'ouverture de l'année Egypte-France.

— Nous sommes partis d’un constat que l’UFE n’avait pas atteint pleine­ment son objectif. Quand je suis arri­vé, il y avait à peu près 300 étudiants, on est arrivé à 500 étudiants.

Beaucoup de réformes ont été entreprises, mais on pouvait aller plus loin. Après plusieurs discussions avec les différents partenaires, égyptiens et français, on a bâti un plan stratégique de refondation de l’UFE pour lui donner une nouvelle impulsion. L’objectif qui a été fixé c’est d’atteindre 3000 étudiants dans les dix ans, puis 7000 étudiants à une deuxième phase, de construire un nouveau campus, qui correspond aux standards internationaux, pour qu’il puisse héberger les étudiants et les professeurs, avec des terrains de sport, des salles de théâtre, des laboratoires de recherche, etc. Nous avons conçu ce plan, nous l’avons négocié avec les deux gouvernements et nous avons conclu un accord de refondation. Là, nous sommes en train de travailler sur la mise en oeuvre de l’accord. De quoi nous permettre d’avoir une université comme les universités américaine et allemande au Caire, avec l’avantage d’être vraiment une université trilingue (arabe, français et anglais). Les diplômes seront reconnus par les deux systèmes, égyptien et français, donc par le système européen aussi. Les spécialités d’aujourd’hui fonctionnent bien, ingénierie, langues appliquées et management. Pour le moment, on cherche à renforcer l’existant, pour lui donner toute son ampleur. On a besoin de former ceux qui peuvent inter-réagir dans les trois langues, et il y en a un besoin immense, en raison de la vocation africaine de l’Egypte. Il y a un business plan qui a été préparé et qui est maintenant en discussion avec l’Agence française de développement, qui est prête à soutenir le gouvernement égyptien pour le financement du campus.

— Vous avez inauguré une antenne de l’Institut français au Nouveau Caire, envisagez-vous d’ouvrir encore d’autres prochainement ?

— On a ouvert l’antenne de Tagammoe, au Nouveau Caire, les autres pas encore. Le nombre d’inscrits pour apprendre le français était en très forte croissance, 60 % en 4 ans, et la ville s’étend, donc c’était parfois difficile pour les uns de se déplacer au centre-ville ou à Héliopolis pour rejoindre nos instituts. Il y avait des gens intéressés qui renonçaient, car c’était très loin. Avec mes équipes, nous avons lancé un plan stratégique pour relancer les Instituts Français d’Egypte. Notre personnel se déplace dans tous les gouvernorats pour faire passer des examens de français et former les gens sur place. Donc, on a une vision de l’ensemble du pays, laquelle nous permet de renouer contact avec ceux qui veulent perfectionner leur langue, dans le Delta ainsi qu’en Haute et Moyenne-Egypte. Nous avons ouvert l’antenne du Nouveau Caire. Nous sommes en discussion pour ouvrir une antenne à Cheikh Zayed ou à 6 Octobre, d’ici la fin de l’année.

La France investit autant dans sa diplomatie culturelle, car elle permet une meilleure compréhension
Inauguration de l'antenne de l'IFE, au Nouveau Caire.

Je veux bien qu’on ouvre une antenne à Louqsor, car il y a plusieurs missions archéologiques là-bas, il y a beaucoup de touristes français, donc c’est important pour les guides et pour le personnel des hôtels et des restaurants. Et à Port-Saïd, il y aura un nouveau lycée français, de la maternelle jusqu’au bac, qui dépendra du Lycée français d’Alexandrie. Le projet est déjà lancé avec le gouverneur et le ministre de l’Education nationale ; il va voir le jour dans les années qui viennent.

— Dans le cadre de l’année culturelle Egypte-France, se tient avec succès l’exposition Toutankhamon, Le Trésor du Pharaon, à la grande halle de La Villette à Paris. Comment expliquez-vous cette égyptomanie française qui persiste au fil des années ?

— Plus de 800000 personnes ont vu cette exposition, et je ne serai pas étonné si l’on dépasse un million d’ici la fin de l’exposition en septembre. L’exposition est d’une beauté à couper le souffle. Ce sont des pièces qui viennent d’ici et dont la plupart n’ont pas été vues. Le masque n’étant pas exposé, on voit le reste qui est incroyable.

D’une certaine manière, ce sont les Français qui ont inventé l’égyptologie. Car Champollion a déchiffré les hiéroglyphes, les savants de l’Expédition de Bonaparte ont fait La Description de l’Egypte, plus tard il y a eu des récits comme celui de Gustave Flaubert quand il a descendu le Nil jusqu’à Abou-Simbel, revenant ensuite jusqu’à Alexandrie. L’imaginaire français, depuis deux siècles, a été nourri par cette relation très forte entre les deux pays. 14 millions de personnes ont été voir le film d’Astérix et Cléopâtre à sa sortie. Et les élèves dans les écoles ont le choix entre plusieurs civilisations anciennes, mais ils choisissent toujours l’Egypte, car c’est ce qui parle le plus à leur imaginaire l

Propos recueillis par

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