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A la lisière du merveilleux

Dalia Chams, Mercredi, 31 juillet 2019

La Bibliothèque enchantée est le premier roman de l’écrivain égyptien Mohamad Rabie qui vient d’être traduit en français par la maison d’édition Actes Sud. Une oeuvre qui parle aux rêveurs, mettant en scène une bibliothèque hors du commun, avec tous les personnages qui gravitent autour.

A la lisière du merveilleux

En lisant la description minutieuse de La Bibliothèque enchantée, on a l’impression qu’elle a déjà existé et que l’écrivain, Mohamad Rabie, 41 ans, s’inspire d’un lieu qu’il a souvent visité. Or, ce n’est pas du tout vrai. Il n’empêche qu’après la publi­cation du roman, un ami l’a emmené dans une vraie bibliothèque qui ressemble beaucoup à la sienne. Ce premier roman, traduit en français quelque dix ans après sa parution en arabe, se déroule essentiellement dans une bibliothèque des années 1930, dans le quar­tier cairote ancien de Abbassiya, là où se situaient certaines oeuvres de Naguib Mahfouz, évoquant sur­tout les hauts et les bas de la classe moyenne égyp­tienne.

Dans le roman, Chaher, jeune fonctionnaire du ministère des Biens de mainmorte, se voit confier une mission inhabituelle: rédiger pour la forme un rap­port sur une bibliothèque oubliée du Caire que l’Etat cherche à raser, pour faire passer une nouvelle ligne de métro. C’est le hasard qui l’a mené en fait vers ces lieux qui peuvent énormément dire sur la gloire et le déclin de l’Egypte, sur le devenir de ses vieux quar­tiers et sur le monde bureaucratique des fonction­naires publics qu’il dessine non sans humour. « La direction générale des Biens de mainmorte paie les salaires du personnel de la bibliothèque et règle ses dépenses d’eau, d’électricité et de téléphone, rien de plus. L’endroit est absent de la carte du développe­ment, si développement il y a », dit-il, puis de pour­suivre sa description: « En montant au deuxième étage, je vois d’énormes fauteuils en cuir sur le palier et une sorte d’appartement menant à des rayons cou­verts de livres. Je grimpe jusqu’en haut de l’édifice. Partout le même spectacle. Je me dis que le proprié­taire de la bibliothèque devait être bien pressé pour ne pas avoir songé à une architecture spécifique. Il s’est contenté de bâtir un immeuble ordinaire, puis d’y entreposer des livres. (…) Les cinq étages m’ont laissé pantelant (…) Par endroits, le marbre des marches est craquelé. Il y a même un palier où les dalles sont cassées, certaines ont été remplacées par une dalle neuve, jaune et poussié­reuse qui a l’air d’une intruse à côté du vieux marbre blanc ». Bref, elle ressemble à pas mal d’im­meubles délabrés au centre-ville cairote.

Petit à petit Chaher plonge dans le monde de cette bibliothèque hors du commun, où aucun livre n’est réper­torié, dans laquelle le système de rangement est étrange. Car les livres sont classés par date de donation ! « La bibliothèque peut sembler très anarchique. Cependant, vous avez dû remarquer que chaque livre est précédé d’un autre et suivi d’un troisième, nous les appelons (le pré­cédent) et le (suivant). Si vous ouvrez la page de garde vous lirez celui du suivant. Ainsi, la place d’un ouvrage est immuable, à moins que quelqu’un ne l’enlève d’une étagère pour le remettre ailleurs qu’à sa place », explique-t-on à Chaher.

L’étrangeté de la bibliothèque fascine le jeune fonc­tionnaire ordinaire, car au fond de lui, il y a un léger goût d’absolu qui sommeille. Celui-ci le pousse à fouiller les mystères de la bibliothèque Kawkab Anbar, qui porte le nom d’une femme aimée que son mari a voulu honorer à travers un sanctuaire recelant des mil­liers de livres. On découvre aussi, au fur et à mesure, que la bibliothèque renferme des traductions en diffé­rentes langues, cependant le nom du traducteur n’est jamais mentionné. Il y a même la traduction du Codex Seraphinianus de Luigi Serafini, une encyclopédie écrite dans une langue inconnue et imaginaire, avec des dessins fantaisistes à l’appui. Donc par définition ce livre devait être intraduisible.

Alternance de voix

La Bibliothèque enchantée est un roman à deux voix. Chaque chapitre voit s’opérer un changement de narra­teur. La voix de Chaher, le fonctionnaire des Biens de mainmorte, alterne celle de Sayed, un habitué de la bibliothèque, un érudit, un intellectuel cynique, nihi­liste et blasé, qui semble tout connaître sur l’histoire des lieux.

On est absorbé par le charme qu’exerce l’endroit sur des person­nages fantomatiques, viscéralement attachés à ces rayonnages. On y croise, entre autres, « Jean le copiste » qui recopiait les livres à la plume avant de se soumettre à la technologie et de finir par les photo­copier, Ali, l’ivrogne qui aime la traduction, la vendeuse de maïs grillé devant le bâtiment qui a aussi sa petite histoire…. Chaher finit par oublier son rapport, la raison princi­pale de son arrivée sur place, et un autre fonctionnaire accomplira la mission en peu de temps, affirmant l’inu­tilité d’un tel endroit et conseillant de le détruire.

Mohamad Rabie est réellement parvenu à donner vie à tout ce monde qui gravite autour de La Bibliothèque enchantée, alors qu’il s’agit de son premier roman, issu d’un atelier d’écriture effectué avec l’écrivain Yasser Abdel-Latif. Plus tard, Rabie publiera d’autres ouvrages, bien moins optimistes. Plein de choses ont changé en lui et dans tout le pays, en dix ans, notam­ment après la Révolution de janvier 2011. Ici, le récit se situe aux confins de la raison et du merveilleux, dans ses ouvrages ultérieurs, la fantaisie prend encore le dessus, mais il s’agira essentiellement de dystopies, parlant de la tyrannie et dépeignant une société qui vire au cauchemar, empêchant ses membres d’at­teindre le bonheur l

La Bibliothèque enchantée de Mohamad Rabie, Editions Actes Sud, Collection Sindbad, 2019, traduit par Stéphanie Dujols, 176 pages. En arabe, Kawkab Anbar, aux éditions Kotob Khan, 2010, 167 pages.

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