Les Syriens d’Egypte, un fardeau ou un atout ? La question a été au centre d’un débat qui a mobilisé les réseaux sociaux et les médias et qui a fait couler beaucoup d’encre. Tout a commencé quand un avocat du nom de Samir Sabri a présenté un mémorandum au procureur général réclamant de « placer sous contrôle juridique les richesses et les investissements des Syriens d’Egypte ». « Les Syriens ont envahi les zones commerciales où ils ont acheté et loué des magasins à des prix élevés. Ils ont transformé les banlieues du Caire en villes syriennes », note Sabri dans son mémorandum, sans pourtant nier que « le visage souriant, les mots doux et la générosité des réfugiés syriens leur ont permis de conquérir le coeur des Egyptiens ». Cet avocat, connu pour ses plaintes controversées, n’était pas le seul à remettre en cause les investissements syriens. D’autres voix sur les réseaux sociaux sont montées au créneau pour dire que les Syriens viennent en Egypte « pour faire du blanchiment d’argent ».
En fait, l’Egypte fait partie des principaux pays d’accueil des réfugiés syriens depuis le début du conflit en 2011. Alors que le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) recense plus de 130 000 réfugiés syriens en Egypte, les estimations officielles indiquent que ce chiffre a dépassé les 550 000 réfugiés. Selon le HCR, les Syriens représentent aujourd’hui plus de la moitié des réfugiés et des demandeurs d’asile enregistrés en Egypte. Quant aux investissements syriens, ils gagnent progressivement du terrain en Egypte. Ils ont augmenté de 30 %, selon les chiffres publiés par le ministère de l’Investissement. Le nombre d’entreprises créées par des investisseurs syriens a augmenté de 62 % entre 2017 et 2018. On compte 818 entreprises syriennes créées en 2018, contre 505 en 2017, avec des investissements évalués à 80 millions de dollars.
Selon Ahmad Al-Wakil, président des Unions des chambres de commerce, ces appels qui remettent en cause l’intégrité des investissements syriens n’ont aucune base juridique puisque les investisseurs syriens sont soumis à des investigations sécuritaires et financières avant d’obtenir l’autorisation d’investir en Egypte. Avis partagé par l’avocat Hafez Abou-Seada, membre du Conseil national des droits de l’homme, qui explique que « ces appels sont en contradiction avec la politique officielle de l’Egypte qui accueille environ 5 millions de réfugiés de différentes nationalités sur son sol et qui vivent côte à côte avec les Egyptiens ».
L’Egypte, qui a connu tout au long de son histoire plusieurs vagues migratoires, refuse d’installer des camps de réfugiés sur son sol. « Le pays d’accueil n’a pas le droit de fouiller dans l’affiliation politique des réfugiés, comme il est également interdit aux réfugiés d’exercer le travail politique dans le pays d’asile », explique Abou-Seada.
En fait, les réfugiés syriens ont un statut spécial en Egypte depuis 2012. Ils bénéficient des mêmes services que les Egyptiens en matière de santé, d’éducation et d’enseignement supérieur. « L’Egypte assume les conséquences de la hausse des demandes d’asile tant sur le plan économique que politique, et ce, malgré le manque de soutien international », déclare Mohamad Al-Badri, ministre adjoint des Affaires étrangères pour les affaires arabes. Environ 44 000 Syriens sont inscrits dans l’enseignement pré-universitaire en Egypte, alors que 55 000 sont inscrits dans les universités et coûtent à l’Egypte des millions de dollars. « Quant au coût des services de santé fournis aux réfugiés syriens, il est estimé à 150 millions de dollars par an », a déclaré Al-Badri.
Relation historique
Le débat a mobilisé une multitude de plumes qui ont défendu la particularité de l’histoire et de la culture partagées par les deux peuples. Névine Mossad, dans son article publié dans le journal Al-Shorouk, et intitulé Tapis volant, plonge dans l’histoire à la recherche des empreintes que les Chawam ont laissées sur la vie culturelle et artistique en Egypte. « Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, à l’époque du khédive Ismaïl, le vent du Levant, saturé par l’odeur du riz et du pin et le parfum du musc émanant de Nazareth, lieu de naissance de Jésus-Christ, souffle sur l’Egypte », écrit Névine Mossad. Dans l’esprit collectif égyptien, les pays du Levant (la Syrie, le Liban et la Palestine) forment une seule entité. « A cette époque, les Chawam sont arrivés sur le sol égyptien avec de grands rêves », ajoute-t-elle, avant de citer le nom des frères Salim et Béchara Takla, fondateurs d'Al-Ahram, et Georges Zidane et ses compagnons qui ont contribué à la naissance de Dar Al-Maaref, Dar Al-Hilal et le magazine Al-Mossawer. Elle embarque sur le tapis à nouveau pour atterrir dans les années 1940 et accompagner Farid Al-Atrach, d’origine syro-libanaise, dans ses films. L’art de l’opérette a fait pour la première fois son entrée dans le cinéma égyptien. Le tapis volant s’arrête à la fin des années 1990. C’est l’époque où les plats de la cuisine syro-libanaise, avec ses épices et ses saveurs distinguées, font leur apparition en Egypte.
Ahmed Youssef, dans son article à Al-Ahram, intitulé Avec l’amour suprême, raconte les moments forts dans l’histoire des deux pays. « Tout au long de l’histoire, l’union entre l’Egypte et la Syrie a mené aux plus grandes victoires arabes, comme la libération de Jérusalem par Salaheddine Al-Ayyoubi », écrit Youssef. Et d’ajouter : « Dans l’histoire moderne, la Syrie a soutenu l’Egypte après la Révolution de Juillet 1952 quand environ 100 000 Syriens rassemblés au stade municipal de Damas ont pris position contre l’agression tripartite ». L’écrivain cite encore d’autres événements marquants, comme l’acte héroïque de Jules Jammal, un militaire syrien chrétien de 24 ans qui a sacrifié sa vie pour faire couler un porte-avions français lors de la crise de Suez en 1956, et quand la voix de la radio de Damas a retenti : « Ici Le Caire ».
Un modèle de coexistence
« Depuis Le Caire … Ici Damas », ont tweeté certains internautes en guise de soutien à la présence des réfugiés syriens en Egypte. La forte réaction populaire, spontanée, a révélé la profondeur de l’intégration sociale et économique des Syriens en Egypte. « Pour tous les amateurs du sucré, ce que Damas a perdu, l’Egypte l’a regagné ». Avec cette phrase, le HCR, sur son site, commence à raconter l’histoire du pâtissier Abdullah Bachir, qui, fuyant la guerre en Syrie en 2012, a trouvé le succès dans son pays d’adoption en créant une entreprise florissante au Caire.
Abdullah n’est pas le seul exemple d’un réfugié qui a réussi à bâtir une nouvelle vie en Egypte et à devenir entrepreneur (lire reportage ci-dessous).
Promouvoir les investissements
En fait, 30 000 investisseurs syriens sont déjà enregistrés auprès de l’Autorité générale de l’investissement en Egypte. Le ministère du Commerce et de l’Industrie a déclaré qu’il examinait actuellement un projet visant à créer une zone industrielle pour les investisseurs syriens spécialisée dans l’industrie du textile et du prêt-à-porter. Mais comment les investissements syriens sont-ils progressivement passés de simples projets à des investissements importants et compétitifs sur le marché égyptien ? Selon Al-Wakil, au départ, beaucoup d’investisseurs venant d’Alep, la capitale économique de la Syrie, ont pris du temps pour étudier le marché égyptien avant de transférer leurs usines et leur main-d’oeuvre en Egypte. « Avec le prolongement du conflit et l’absence d’espoir quant à un possible règlement à court terme, plusieurs investisseurs syriens, encouragés par le fait que la Constitution égyptienne donne aux investisseurs le droit de propriété, ont décidé de transférer leurs entreprises en Egypte ou d’en créer de nouvelles », dit Al-Wakil.
Selon le député Medhat Metwally, membre de la commission de l’industrie au parlement, l’expansion des activités commerciales des Syriens, partout en Egypte, notamment dans le domaine des petites et moyennes entreprises, a activé le marché égyptien et a créé une dynamique concurrentielle entre le produit égyptien et celui syrien. « Cette concurrence stimule la productivité et l’innovation et tourne finalement au profit du consommateur égyptien », conclut Metwally.
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