Un point de non-retour. Il y a cent ans, le 9 mars 1919, des manifestations spontanées et massives éclatent au Caire avant de se propager dans les quatre coins du pays. «
Qoum ya Masri » (Egyptien, lève-toi !), cette chanson célèbre de «
la voix du peuple », Sayed Darwich, enflamme les esprits des Egyptiens descendus dans les rues, réclamant l’indépendance de l’occupation britannique et une Constitution libérale. Etudiants, ouvriers, femmes, intellectuels,
effendis, paysans et grands propriétaires terrains, la grogne populaire non violente, unissant toutes les classes et sans distinction de religion, s’est transformée au cours de trois semaines en une grève générale paralysant tout le pays. Pour beaucoup d’historiens, c’est la date qui marque la naissance de l’Etat national moderne de l’Egypte, quand «
le peuple égyptien » s’exprime pour la première fois «
d’une seule voix politique » en tant «
qu’une seule entité nationale ». Dans son livre
L’Histoire nationale de l’Egypte 1914-1921, le grand historien égyptien, Abdel-Rahmane Al-Raféï, souligne que «
la volonté d’instaurer un Etat-nation indépendant » a été le moteur principal de cette révolution déclenchée après la fin de la Première Guerre mondiale. Selon l’historien, pour l’Egypte, sous occupation britannique depuis 1882, «
l’heure a sonné pour que la Grande-Bretagne, vainqueur de la guerre, accomplisse ses promesses d’accorder le droit à l’autodétermination aux peuples arabes ».
Manifestation qui s'est déclenchée à partir du lycée d'Al-Tawfiqiy
Le coup d’envoi de la révolution date plutôt du 13 février 1918, deux semaines après la signature de l’armistice, conclu entre la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman, vaincu, quand « la délégation égyptienne », menée par Saad Zaghloul, présente au haut-commissaire britannique au Caire, Reginald Wingate, une série de revendications : la restauration de l’indépendance égyptienne, la levée de la loi martiale et l’autorisation de se rendre à la Conférence de paix à Paris pour réclamer l’autodétermination de l’Egypte. Le discours prononcé par Abdel-Aziz Fahmi lors de cette rencontre a démontré que la conscience nationale égyptienne contre toute occupation étrangère s’est entièrement cristallisée et que les Egyptiens étaient aptes à se gouverner. « L’Egypte est un pays autonome ayant un passé glorieux. Ses habitants sont nombreux et constituent une seule entité et possèdent une seule langue. Bref, toutes les conditions de l’indépendance sont là ». Ces mots de Fahmi n’ont aucun écho auprès de Wingate qui rejette fermement les revendications en mettant en cause la légitimité même de la « délégation égyptienne ».
Le retour de Saad
Une vaste campagne pour collecter des pétitions dans les villes et les campagnes est déclenchée, engendrant ainsi une mobilisation sociale intense. Et la délégation de Saad se transforme en un parti politique nommé le Wafd. Le 8 mars 1919, Saad est arrêté et exilé à Malte par les Britanniques. Le lendemain matin, la nouvelle de la déportation du « leader de l’oumma » circule dans le pays, mettant le feu au poudre et « la Thawra » de 1919 se déclenche. « L’exil de Saad Zaghloul n’était pas la seule raison de la Révolution de 1919, mais c’était l’étincelle qui a provoqué cet assaut révolutionnaire. La réclamation essentielle des Egyptiens franchissant un point de non-retour était l’indépendance », explique Shérif Younes, professeur d’histoire moderne. Et d’ajouter : « Le retour de Saad ne calme guère les contestations. Les Britanniques réalisèrent qu’ils avaient perdu tout contrôle sur le peuple égyptien et qu'il était nécessaire d’entamer au plus vite les négociations ». Les manifestations éclatent une nouvelle fois en avril après le non-recevoir de l’indépendance de l’Egypte par Wilson et l’échec des négociations avec les Britanniques à Londres. La pression du mouvement nationaliste devient de plus en plus forte, obligeant finalement l’Angleterre à proclamer unilatéralement, le 28 février 1922, la fin du protectorat britannique sur l’Egypte.
« Même si cette indépendance était incomplète, puisque l’Angleterre a conservé encore des domaines d’intérêts en Egypte, cet événement constitue néanmoins la base de la construction nationale de l’Etat », souligne l’historien. A l’époque, la Révolution de 1919, première révolution arabe, représentait un modèle inspirateur pour les mouvements nationalistes arabes qui se succèdent, comme la Révolution de l’Iraq en 1920, celle du Soudan en 1924 et de la Syrie en 1925.
Cent ans après, la Révolution de 1919 a-t-elleréussi ? Pour répondre à cette question, beaucoupd’historiens tentent aujourd’hui de présenterune nouvelle lecture de cet événement. SelonYounes, il est injuste de dire que cette révolutionn’a pas pu accomplir ses objectifs, puisqu’ilexiste une « continuité dans l’histoire dumouvement national égyptien ». Si la Révolutionde 1882 constitue la première expressionnationaliste organisée contre l’occupationbritannique, celle de juillet 1952 marque le débutde la mise en oeuvre du nationalisme égyptienen tant que programme politique. Quant à la Révolution de 1919, c’est un évènement centraldans le parcours du nationalisme qui, apr savoir arraché l’indépendance de l’Egypte en 1922, a mené à la promulgation de la première Constitution de l’Egypte en 1923. La révolutions’est ensuite transformée en conflit armé pour l’indépendance après la signature du traité anglo-égyptien en 1936 permettant la levéedes restrictions imposées à la construction de l’armée égyptienne. Conduits par Nasser, les Officiers Libres ont réussi en 1952 à abolir la monarchie et mettre fin à la tutelle britannique.« Il s’agit d’un processus historique qui s’est développé pendant les diverses époques, et qui agagné progressivement du terrain pour réintégrertous les Egyptiens. La Révolution de 1919 aprouvé que le nationalisme n’est plus une affairedes élites, mais de tout le peuple », explique Younes. Par exemple, le slogan « l’Egypte est pour les Egyptiens » de la Révolution orabite en1878 a mobilisé uniquement les élites éduquée salors qu’en 1919, la participation massive des paysans, désignés par Saad comme « les figures de la révolution qui portent des djellabas bleues », indique que ce slogan s’est transformé en « une doctrine populaire ».
L’identité nationale au coeur des débats
Femmes voilées en côte à côte avec les hommes.
Dans la pensée contemporaine, la conception « du nationalisme » a beaucoup évolué à traversle temps. Si pour Abdel-Rahmane Al-Jabarti (853-921), « la patrie désigne Le Caire et ses alentours », Rifaa Tahtawi, (1801-1873) était lepremier historien à considérer l’Egypte commeune entité politique depuis l’époque pharaonique jusqu’à l’époque moderne. Selon Malek Awny, spécialiste des affaires régionales à Al-Ahram :« la mobilisation populaire massive en 1919 est le résultat des interactions de plus d’un siècle qui remonte au début du processus de la modernisation de l’Etat par Mohamad Ali, en1805. En parallèle à ce processus, les Egyptiens commençaient à réaliser qu’ils ne possédaient pas uniquement une particularité culturelle mais détenaient aussi une identité politique distincte de celle ottomane ».
D’ailleurs, le parcours du mouvement national égyptien a affronté de nombreux défis. « La définition de l’identité politique de l’Etat-nation était au coeur des conflits entre les différents courants qui ont vu le jour au cours du siècle écoulé », explique Awny. Le premier défi, relevé avec succès, remonte à la période même de la Révolution de 1919. Alors que les manifestants campent toujours dans les rues, l’occupant britannique, adoptant la politique « diviserpour régner » tente de susciter « la question copte », en prétendant que la révolution est motivée uniquement par l’intolérance envers la religion des Européens. Par ailleurs, « leconcept de la nation égyptienne réclamée en1919 a été totalement libéré de l’idéologie pan islamiste, favorisant l’oumma (communautédes musulmans) à la patrie (al-watan), et que le roi Fouad a essayé d’instaurer en Egypte après la chute de l’Empire ottoman », précise Awny.
« Il n’y a plus de coptes et de musulmans, il n’y a que des Egyptiens », ces mots de Saad étaient le principe politique de la révolution. Les discours religieux dans la Cathédrale et Al-Azhar font un front uni.
« Si l’indépendance conduit à la rupture de notre union, que Dieu maudisse cetteindépendance », dit cheikh Moustapha Al-Qayati, l’un des érudits d’Al-Azhar, en s’adressant en mai 1922 à environ 500 coptesdans la Cathédrale de Abbassiya. A quelques kilomètres, depuis le minbar d’Al-Azhar,« le prédicateur de la révolution », Morcos Serguiyos, annonce que « si les Britanniques maintiennent toujours leur présence en Egypte sous prétexte de protéger les coptes, que les coptes meurent et les musulmans vivent libres ».
Panislamisme versus panarabisme
La question de « panarabisme » ou du nationalisme arabe était un autre défi menaçant l’identité de l’Etat national égyptien dans les années 1960. « Cette notion a fait son entrée en Egypte avec Nasser qui appelait à la création d’une seule nation arabe, s’étendant de l’Atlantique au Golfe », explique Younes, avant d’ajouter que « le rêve de Nasser s’est vite évaporé après l’échec cuisant de nombreuses tentatives d’union arabe tant pour des raisons politiques que sociales. La République Arabe Unie (RAU), liant l’Egypte et la Syrie en 1958, a été parmi ces tentatives infructueuses. Et à la fin de l’époque nassérienne, l’Egypte changede stratégie et le terme du panarabisme prendune dimension nouvelle et fut remplacé parle terme la coopération arabe ». Avis partagépar Awny, qui ajoute que « défendre l’identité du patriotisme était aussi le moteur principal de l’adhésion de l’Egypte au mouvement desnon-alignés, en 1961, contre la domination des grandes puissances ».
En 2013, la lutte pour conserver « le caractère civil » de l’Etat égyptien se poursuit. Inspirésde leurs aïeux, les Egyptiens sont descendus le 30 juin dans les rues après avoir collecté desmillions de pétitions pour réclamer le départdu régime des Frères musulmans et corriger la trajectoire de la Révolution de 25 janvier 2011.
Créé en 1928, le groupe des Frères musulmans essaye de donner vie au panislamisme après lachute de l’Empire ottoman. Islam politique et nationalisme, deux idéologies contradictoires.
Pour Sayed Qotb, le théoricien radical de la confrérie, « la patrie n’est qu’une poignée depoussière ». « L’islam politique était toujours le fer de lance des complots étrangers contre le mouvement national égyptien et même arabe. La Révolution de 2013 a réussi à conserver l’identité civile de l’Etat égyptien loin de tout sectarisme religieux, le grand défi qui menace actuellement les fondements de l’Etat nationalde nombreux pays arabes », conclut Awny.
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