« Si vous voulez construire un Etat, rappelez-vous que le Liban n’a plus le luxe de perdre du temps. Une nation indépendante signifie liberté de décision », a mis en garde le président libanais, Michel Aoun, en s’adressant au peuple dans un discours télévisé, à l’occasion de la fête de 75 ans d’indépendance. Le 22 novembre, dans le palais présidentiel de Baabda, et où la voix de Fayrouz chantant pour l’indépendance régnait partout, les « trois présidents », Michel Aoun, le premier ministre, Saad Hariri, et le président du parlement, Nabih Berry, reçoivent, devant les projecteurs, les félicitations officielles. Mais cette ambiance festive n’est qu’une façade. En dehors du palais, au centre-ville à Beyrouth, une centaine de Libanais avait organisé une manifestation réclamant une réelle indépendance en appelant la classe politique à intervenir pour régler de nombreux problèmes d’infrastructure, notamment celui des déchets et de la pénurie d’électricité. Mais surtout, les Libanais attendent toujours la formation du gouvernement. Car plus de six mois après les élections législatives, les premières depuis 9 ans, le gouvernement n’est toujours pas formé.
Ce qui n’est pas exceptionnel dans le pays de Cèdre. Le Liban a connu auparavant de longues périodes de vacance gouvernementale.
En 2009, il avait fallu à Saad Hariri, président du courant Le Futur, 5 mois pour former son cabinet, contre 10 mois à l’ancien premier ministre Tamam Salam, en 2013, soit la plus longue de l’histoire du Liban.
Mutations
Cette fois-ci, Hariri, nommé premier ministre pour un 3e mandat par le président Michel Aoun, a été chargé le 24 mai de former un gouvernement d’union nationale dans un délai d’un mois. Depuis, la mise sur pied du cabinet a affronté de nombreux obstacles, et le premier ministre désigné s’est trouvé obligé de défaire des noeuds, à caractère confessionnel, l’un après l’autre. Après avoir résolu le problème de la répartition des portefeuilles ministériels entre le trio des Forces libanaises, du Courant patriotique libre et du Parti socialiste progressiste, ou en d’autres termes débloquer les noeuds chrétien et druze, un autre noeud beaucoup plus compliqué, nommé celui « des sunnites du Hezbollah », surgissait à la dernière minute (voir page 3). Il s’agit d’un bloc des sunnites indépendants non affilié au courant du Futur qui réclame un portefeuille ministériel.
Alors que Hariri s’apprêtait à annoncer sa nouvelle équipe ministérielle, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sous prétexte de défendre les droits des sunnites, a déclaré qu’aucun gouvernement ne serait formé si les six députés du 8 Mars n'étaient pas représentés. Cette demande a été catégoriquement rejetée par Hariri, accusant le parti chiite d’utiliser cette revendication pour bloquer la naissance du gouvernement. Michel Aoun, quant à lui, n’a présenté aucune solution, refusant, pour sa part, de céder à « des obstacles injustifiés qui visent à affaiblir la tête du gouvernement ».
Selon Mona Soliman, chercheuse dans les affaires régionales à Al-Ahram, « l’immobilisme est aujourd’hui le mot d’ordre sur la scène libanaise. Et aucun règlement ne se profile à l’horizon ». Accorder ou pas un portefeuille à ces députés sunnites, une question qui divise actuellement la classe politique libanaise : ont-ils vraiment le droit de se faire représenter au sein du gouvernement ? De quel lot faut-il retirer ce portefeuille ? Et qui devrait être représenté parmi les six ? Toutes les médiations pour résoudre ce problème n’aboutissent pas.
Mais au-delà des difficultés structurelles, la paralysie politique actuelle est loin d’être un problème purement interne. Selon Malek Awny, directeur de la rédaction de la revue Al- Siyassa Al-Dawliya, la crise de la formation du gouvernement revêt une double dimension : Elle intervient en pleine mutation, tant au niveau des équilibres de force sur la scène libanaise qu’au niveau régional où l'on témoigne de transformations majeures, liées essentiellement à la redéfinition du rôle régional de l’Iran et ses bras militaires, notamment le Hezbollah. « Il est bien clair que le Hezbollah essaye de modifier l’équation des alliances qui a finalement abouti, après deux ans de vacance présidentielle, au choix du Michel Aoun pour occuper ce poste. Il s’agit d’un compromis qui donne un gage au Hezbollah de former, avec le Courant Patriotique Libre (CPL) de Michel Aoun, le tiers de blocage au gouvernement », dit-il. Et d’ajouter : « La crise actuelle reflète un déséquilibre fondamental dans cette formule, ainsi qu’une perte de confiance entre le Hezbollah et Aoun ».
Le Hezbollah et les donnes régionales
Selon Awny, « l’objectif principal du Hezbollah, en insistant sur le fait d'accorder un portefeuille à l’un de ces députés sunnites qui suit la ligne politique du mouvement, c’est d’essayer d’arracher ce tiers bloquant sans compter sur le CPL ». Awny prévoit également que si le Hezbollah ne parvient pas à réaliser son objectif, à savoir réduire un portefeuille du lot du premier ministre ou de celui du président, il oeuvrera toujours à tarder la formation du nouveau gouvernement, pour gagner du temps, jusqu’à ce qu'un certain nombre de problèmes régionaux qui auront un impact direct sur l’influence du mouvement sur la scène libanaise soient tranchés. Le dossier syrien se trouve au centre des calculs du Hezbollah. Ce dernier est dans l’expectative des résultats des arrangements israélo-iraniens parrainés par la Russie et qui se passent dans les coulisses « visant à réduire la présence iranienne, surtout dans l’ouest de la Syrie et à la frontière syro-libanaise, pour éviter l’affrontement entre ces deux parties », explique Awny. Et d’ajouter : « Ces arrangement pourraient contribuer à un grand exode des combattants du Hezbollah de l’arène syrienne. Le retour de ces combattants au Liban représenterait un défi majeur pour l’équilibre militaire au Liban. Et la grande interrogation sera : comment contenir ce surplus militaire du Hezbollah dans l’avenir ? ».
Quatre scénarios
Pour Névine Mossaad, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, Le noeud sunnite semble être « le plus compliqué ».
Quatre scénarios sont prévisibles, indique l’analyste. Le premier : c’est que l’un des deux, Hassan Nasrallah ou Saad Hariri, se trouve contraint à faire marche arrière. Ce qui est peu probable, compte tenu de la récente escalade verbale entre les deux parties. Selon Mossaad, Hariri ressent qu’il a déjà fait une concession lorsqu’il avait approuvé le choix de Michel Aoun. Cette concession était l’une des raisons principales derrière le recul de la popularité du premier ministre. Accorder un portefeuille à l’un des sunnites soutenus par le Hezbollah sera donc « un suicide politique » pour Hariri, comme l’explique Mossaad. L’autre scénario, qui est plus grave, c’est que Hariri jette l’éponge et renonce à former le gouvernement. Ce qui est aussi peu probable, parce que cela signifie que Hariri est sorti vaincu devant le Hezbollah, ce qui sera un nouvel indice d’affaiblissement du courant du Futur dont la part des sièges sous la coupole a déjà été réduite de 30 à 24, après les dernières législatives. Ce scénario aura également des répercussions très graves sur l’économie, comme l’explique Mona Soliman. « Hariri est la seule personnalité sunnite au Liban qui jouit d’un large soutien arabe et international. Ce soutien a été bien illustré par le succès de la Conférence internationale du CEDER organisée pour relancer l’économie libanaise et où la communauté internationale s’est engagée à verser plus de 11 milliards de dollars au Liban, à condition qu’un nouveau gouvernement représentant toutes les communautés libanaises voie le jour. On craint donc le blocage de ces investissements au cas où Hariri renoncerait à la formation du nouveau gouvernement, puisque ni les Etats-Unis, ni l’Union européenne ne présenteront d’aides à un gouvernement pro- Hezbollah », dit Mona Soliman. Le troisième scénario, ajoute Névine Mossaad, c’est que le président de la République accepte d’octroyer un portefeuille de son quota ministériel à l’un des députés sunnites. C’est le scénario le plus probable, puisque la polarisation entre les deux sectes, chiite et sunnite, rend le président incapable d’exercer pleinement ses prérogatives.
Le quatrième scénario, « qui devrait être pris en considération », c’est que le gouvernement soit élargi à 32 ministres au lieu de 30, afin d’accorder un portefeuille à l’un des six députés sunnites et l’ajouter au quota du bloc chiite, en contrepartie augmenter le lot ministériel du courant du Futur par un portefeuille supplémentaire.
Toutefois, conclut Névine Mossaad, « ces quatre scénarios sont tous basés sur l’hypothèse qu’il existe une réelle volonté de former un gouvernement pour éviter le scénario du blocage qui aura un coût économique et politique très élevé. Cependant, le blocage est à l’heure actuelle le scénario le plus probable tant que les acteurs externes n'ont pas encore convenu que l’heure de la formation du gouvernement ait sonné ».
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