Coincé entre deux puissances antagonistes. Au sens propre comme au sens figuré. Géographiquement parlant et politiquement parlant. Telle est la situation de l’Iraq, un pays majoritairement chiite, pris en étau entre les deux rivaux régionaux que tout sépare : l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite. L’Iraq se retrouve donc, malgré lui, au centre d’une relation tripartite complexe. Une relation qui le place face à des choix difficiles.
Faut-il sacrifier l’un pour se rapprocher de l’autre ? Comment gérer les conséquences sur l’Iraq — dont l’économie est plus que fragile — des nouvelles sanctions que les Etats-Unis viennent d’imposer à l’Iran, partenaire économique et commercial principal (c’est son deuxième fournisseur d’énergie, et, hors hydrocarbures, les achats iraqiens représentent une manne énorme : en 2017, il a versé environ 5,7 milliards d’euros pour importer d’Iran différents biens de consommation) ? Comment préserver une relation privilégiée avec les Etats-Unis, ennemi juré de l’Iran ? Ou encore avec l’Arabie saoudite ?
Bagdad est donc dans une situation bien délicate. Et doit avant tout réussir un difficile jeu d’équilibriste. « Pour le moment, je pense que les Iraqiens veulent un équilibre qui n’exclut aucune de ces parties », estime l’analyste politique et professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, Ahmad Youssef.
« Il y a au sein de l’Iraq deux idéologies fondamentales, voire trois. La première soutient un rapprochement avec l’Iran, la deuxième privilégie la préservation de bonnes relations avec les Etats-Unis, ennemis de l’Iran. Entre les deux, il y a la troisième tendance, que l’on peut qualifier de nationaliste, et qui défend une certaine indépendance par rapport aux puissances étrangères. Cela dit, cette voie est plutôt faible, elle n’a pas de poids réel. Et la vie politique en Iraq est guidée par ces trois impulsions. Le plus difficile, pour les Iraqiens, est de trouver le juste équilibre », explique Ahmad Youssef.
Un déplacement haut en symbole
C’est dans ce cadre que s’est inscrite la récente tournée régionale du nouveau président iraqien, Barham Saleh, qui s’est rendu la semaine dernière notamment à Riyad et à Téhéran. Un déplacement haut en symbole. A Riyad, officiellement, le président iraqien et le roi Salman ont discuté de la « situation dans la région », a rapporté l’agence officielle saoudienne SPA. Mais c’est surtout sur fond de réchauffement des relations entre l’Iraq et l’Arabie saoudite voisine qu’intervient cette visite. Ce rapprochement a commencé en 2017, et qui s’est accentué, il y a un an, suite à la défaite de Daech en Iraq.
En effet, dans la guerre que Bagdad avait engagée contre l’organisation terroriste, l’Iran avait un rôle d’envergure, notamment à travers les milices chiites armées qui combattaient Daech et que Téhéran soutenait financièrement et militairement. Mais une fois cette guerre finie, il était temps que cette influence diminue, pour éviter que de nouvelles confrontations confessionnelles ne déchirent le pays. Et c’est justement à ce moment qu’a commencé à se profiler le rapprochement entre Riyad et Bagdad. Depuis le début de 2017, de nombreuses rencontres ont été tenues entre responsables iraqiens et saoudiens.
Et plusieurs événements symboliques ont eu lieu : la réouverture par Riyad en août 2017 du poste-frontière d’Arar, le même mois, un don de 10 millions de dollars accordés par les Saoudiens aux réfugiés iraqiens, l’inauguration, à Riyad en octobre 2017, par le roi Salman et le premier ministre iraqien de l’époque, Haïder Al-Abadi, du Conseil de coordination conjoint pour les relations bilatérales, axé sur la lutte antiterroriste et la reconstruction de l’Iraq, et l’annonce, en mars 2018, du gros cadeau fait par les Saoudiens aux Iraqiens : le financement de la construction du plus grand stade de football du monde dans la capitale iraqienne.
Impulsion américaine
Désireux de sortir de la tutelle exclusive de l’Iran, Bagdad, longtemps boudé par Riyad, a donc retrouvé une place dans la stratégie régionale saoudienne avec les encouragements des Etats-Unis. Aujourd’hui, plus que jamais, il s’agit d’une nécessité qui s’impose à Bagdad, notamment en raison des récentes sanctions imposées par les Etats-Unis à l’Iran, partenaire économique et commercial essentiel de l’Iraq.
Certes, Bagdad a réussi à parvenir à négocier un délai avec les Etats-Unis pour ne pas se couper de son deuxième fournisseur, sous le coup d’un nouveau train de sanctions depuis début novembre, mais c’est un délai court et les Iraqiens se doivent de chercher des alternatives. Les Etats-Unis ont donc accordé une exemption à l’Iraq, fortement dépendant de l’énergie iranienne pour atténuer sa pénurie chronique d’électricité (voir article page 10). Mais en échange, Bagdad s’est engagé à trouver d’autres sources d’énergie et le Royaume saoudien se présente comme une alternative régionale. Car Washington presse Bagdad à réduire sa dépendance au carburant et à l’électricité iraniens.
En même temps, l’Iraq cherche à tirer des avantages économiques de liens plus étroits avec le Royaume saoudien alors qu’il est engagé dans la reconstruction du pays après plusieurs années d’offensives destructrices contre Daech défait en décembre 2017.
Ne pas tourner le dos à Téhéran
Mais il ne s’agit pas pour autant de tourner le dos au voisin iranien. « Il y a certainement, chez les responsables iraqiens, une volonté de rapprochement avec les pays arabes. Mais il n’est question de sacrifier la relation privilégiée avec l’Iran », estime Ahmad Youssef. Selon lui, « il existe aujourd’hui en Iraq des tentatives de parvenir à une équation équilibrée. Chaque partie tente de protéger son allié, mais pour l’instant, aucune d’entre elles n’est capable d’imposer à elle seule son dictat. On ne peut pas imaginer à l’heure qu’il est que l’Iran soit complètement exclu ».
Les Iraniens, de leur côté, tentent de préserver ces liens privilégiés. Lors de la visite de Barham Saleh à Téhéran la semaine dernière, le président iranien, Hassan Rohani, a déclaré que les deux pays pourraient porter leurs échanges commerciaux à un total de 20 milliards de dollars par an contre 12 milliards aujourd’hui. Une façon de défier les sanctions américaines. « Il sera important de créer des zones de libre-échange à notre frontière commune et de connecter les chemins de fer de nos deux pays », a déclaré de son côté le président iraqien, alors que son pays, parallèlement à la recherche d’alternatives, poursuit ses tentatives d’obtenir le feu vert des Etats-Unis pour importer du gaz iranien, en faisant valoir que le délai de 45 jours n’était pas suffisant.
Surtout, Téhéran ne veut pas voir son influence régionale baisser après avoir regagné une emprise sur l’Iraq suite à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003. En effet, une perte d’influence en Iraq provoquerait un changement de l’équilibre des forces dans la région, et ce changement serait certainement au détriment de Téhéran. « Les sanctions contre l’Iran reflètent les différences entre les différents courants iraqiens, l’Iraq ne peut ni s’y opposer ni obtempérer totalement puisque son économie dépend aussi de ses relations avec l’Iran. Après l’expiration du délai, les Iraqiens vont se retrouver face à un choix difficile », dit Youssef, qui pense cependant que, pour le moment, les Iraqiens veulent un équilibre qui n’exclut aucune de ces parties.
Bagdad est en plein milieu de jeu de quilles donc, il est l’otage de tiraillements régionaux dont il paye souvent les frais. Or, tout choix doit prendre en considération les risques sur sa politique interne. Après la victoire sur Daech et l’entrée dans la phase de reconstruction, les Iraqiens ne veulent surtout pas d’une résurgence des luttes confessionnelles sur fond de luttes d’influence régionales. D’où l’appel lancé par le président iraqien depuis Téhéran : « Il est temps pour un nouvel ordre qui puisse satisfaire les intérêts de tous les pays de la région ». Un appel qui ne risque pourtant pas de trouver preneur ...
Lien court: